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doutons pas, une sérieuse garantie de paix ; mais ils sont encore plus un puissant instrument de guerre fait pour tenter qui saurait s’en servir. Les théories sur les grandes unités nationales passent, les douze cent mille hommes restent. A quoi se fier en tout cela, aux théories de circonstance qui conduisent à la paix, ou aux mesures durables qui préparent la guerre ?

Le malheur de cette politique portée à concilier tant de choses a été, non pas peut-être d’amortir l’esprit public, qui retrouverait probablement son essor, s’il le fallait, mais de le briser, de le fatiguer, de le dérouter ; elle a contribué à développer une inertie sceptique, et c’est ainsi que la France s’est trouvée conduite à cette alternative d’aujourd’hui où elle ne sait plus que penser, où, sauf un de ces cas de provocation qui rallument instantanément toutes les passions nationales, elle marcherait à la guerre avec une conviction très attiédie, ne sachant ce qu’on lui demanderait, pourquoi on la mènerait au combat, et où d’un autre côté cependant elle vit dans une paix précaire, inquiète, ombrageuse, sans sécurité et sans confiance. Elle flotte incessamment entre la paix et la guerre, ayant les inconvéniens de l’une et de l’autre sans en avoir les avantages, et ne croyant pas beaucoup plus à l’une qu’à l’autre. Les protestations pacifiques ont beau se multiplier et arrêter au passage tous les bruits sinistres, elles n’ont qu’un effet d’un jour parce qu’aussitôt tout un ensemble de faits, de circonstances, d’impressions, se relève pour jeter une ombre sur le lendemain.

On écoute M. Rouher, qui croit à la paix, qui travaille à la maintenir en homme qui en sent le prix, et on ne regarde pas moins du côté du maréchal Niel, qui vient d’organiser avec une si entraînante rapidité la garde mobile, ou qui défend ses armemens devant la commission du budget en homme qui veut être prêt à tout événement. Et la conséquence est cette incertitude indéfinie qui enchaîne inévitablement les forces productives du pays, qui pèse sur toutes les opérations de l’industrie et du commerce, même sur les mouvemens du revenu public, puisque dans les quatre derniers mois de 1867 les recettes ont diminué de 19 millions. Sans, doute ce ralentissement d’affaires, devenu presque chronique, a bien d’autres causes prévues ou imprévues, étrangères à la situation diplomatique de l’Europe. Au fond, la première de toutes les causes est, selon le mot même du ministre des finances, cette « appréhension de guerre » qui corrompt la paix en la faisant agitée et stérile. Voilà où nous en sommes encore aujourd’hui. C’est le résultat à peu près inévitable d’une politique qui a trop voulu et n’a pas voulu assez, qui a subi les événemens sans les prévoir, comme au Mexique et en Allemagne, ou qui les a laissés en chemin, comme en Italie, et qui voit se retourner contre elle des intentions sincères, nous n’en doutons pas, mais mal définies et inefficaces.