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années, il régna en despote sur le parnasse allemand, comme on disait alors ; mais le Zurichois Bodmer, auteur d’une Noachide en douze chants, entreprit de lui disputer l’empire ; il lança contre lui le jeune Breitinger ; ce David portait dans sa fronde une poétique. La victoire fut longtemps disputée. Enfin Gottsched succomba, il perdit sa couronne, et, trahi des siens, traîna ses derniers jours dans le délaissement et l’oubli. Il n’était plus le temps où Grimm, encore jeune, le traitait non-seulement de magnificence, mais de grand esprit, de grand homme. « Toi qui marches de pair avec Horace, lui disait-il dans une épître en vers, et à qui Boileau doit céder le pas, tu daignes m’écrire, grand homme ! Oui, la chose est certaine. Je peux montrer les lignes dont tu m’honoras, impérissable monument de ta condescendance. » Grimm, que Jean-Jacques connaissait bien, savait beaucoup de choses ; mais il savait surtout qui l’on peut respecter utilement et qui l’on peut mépriser impunément. À Paris, vers 1753, il vénérait encore Gottsched, mais dans ses lettres plus de monseigneur ; il l’appelait monsieur, sans plus de façons, ajoutant : « Je vous supplie de ne me jamais donner de qualité ni de titre. L’un et l’autre sont ridicules en ce pays-ci, où l’on trouve qu’un honnête homme ne peut rien porter de plus honorable que son nom tout court. » Il cessa bientôt de correspondre avec lui. Quand une maison menace ruine, les rats s’en vont. En 1769, à propos de la traduction française d’une épopée de Schönaich, disciple bien-aimé de Gottsched, Grimm écrivait sèchement : « Malgré tous les efforts que M. Gottsched a faits pour nous cogner le nez sur les beautés sans nombre de ce poème, il est tombé tout à plat. » Ô vanité des gloires de ce monde !

Il est de fait qu’on chercherait en vain dans l’histoire littéraire une controverse plus rebutante et en apparence plus ingrate, plus stérile que la querelle des Suisses et de Gottsched. On ne peut dépouiller les dossiers vermoulus du procès sans frémir, ni se représenter le choc sans en avoir le cœur affadi. Les écritoires, les injures, les in-quarto volaient : pamphlet contre pamphlet, poétique contre poétique, une Noachide contre un Caton. L’Allemagne faisait galerie, admirait, jugeait des coups, non sans inquiétude, craignant les éclaboussures. Les combattans se valaient à peu près les uns les autres. L’un, pédant à tous crins, se donnait bien pour ce qu’il était. Somme toute, il est permis de préférer cette pédanterie dépourvue d’artifice, anguleuse, presque héroïque, à la grimauderie sournoise, fuyante et phrasière des Zurichois. Ceux-ci procédaient par insinuation ; ils avaient le style intrigant, biaisaient, finassaient ; ils se piquaient de beaux sentimens, parlaient de Dieu, de patrie, d’art, habillant de grands mots leurs petites