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la première moitié du XVIIIe siècle une terrible querelle qui partagea l’Allemagne en deux camps et lui fit verser des torrens d’encre boueuse. Cette guerre de plume dura plus longtemps que la guerre de Troie. Ce n’est pas de la possession d’Hélène qu’il s’agissait, c’est d’une définition de la poésie. Les principaux adversaires en présence étaient un professeur de Leipzig et deux Suisses. Le Saxon s’appelait Gottsched, les deux Suisses se nommaient Bodmer et Breitinger. En France ces grands hommes sont peu connus. Tout au plus savons-nous, par les indiscrétions du dictionnaire de Bouillet, que sa magnificence le professeur Gottsched (ainsi l’appelait Grimm) professa les belles-lettres pendant trente-six ans, qu’il publia une grammaire allemande et composa une tragédie de Caton, imitée de celle d’Addison. Ceux qui ont lu les mémoires de Goethe se souviennent de l’entrevue qu’eut avec l’auteur de Caton le futur auteur de Werther, alors simple écolier. S’étant présenté à l’Ours d’or, où logeait sa magnificence, il fut introduit dans une vaste salle par un honnête serviteur qui lui dit d’attendre, que son maître allait venir. Goethe se méprit, passa étourdiment dans la pièce voisine. Comme il ouvrait la porte, par la porte opposée entra Gottsched, vêtu d’une robe de chambre en damas vert doublée de rouge ; on le prenait au dépourvu, et son énorme’ tête chauve étalait sa nudité. Dans le même instant, par une troisième porte, reparut le domestique, qui fit un geste d’épouvante et se hâta de présenter à son maître une colossale perruque à la Louis XIV. Celui-ci la saisit de la main gauche, la planta sur son chef, et de la main droite il appliqua au pauvre diable un formidable soufflet qui le fit pirouetter sur ses talons et l’expédia hors de la chambre, après quoi, reprenant contenance, le patriarche fit asseoir son jeune visiteur et entama un discours en trois points. Et c’est ainsi que Goethe eut la singulière fortuné de contempler Gottsched sans sa perruque ; aujourd’hui nous ne voyons plus que cette perruque, et c’est bien l’essentiel.

Mais il est trop facile d’être injuste envers les Gottsched pour qu’on ne résiste pas à cette tentation. Le gigantesque pédant de Leipzig n’a pas laissé de rendre des services à son pays. Il trouva la langue allemande dans un état d’effroyable corruption, pleine de barbarismes latins dont elle était rongée comme par une lèpre, et assez pareille au langage de cet écolier limousin qui « révérait les olympicoles et déambulait par les compites de l’urbe. » Il se fit fort de nettoyer ces étables, estimant, comme l’empereur Auguste, « qu’il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons de navire évitent les rochers de mer. » Ce tyran de syllabes, dont le savoir ne s’étendait qu’à regratter un mot douteux au jugement, fut une sorte de Malherbe sans talent. Durant de longues