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une exaspération fort naturelle, mais à laquelle les deux autres ordres ne parurent pas s’associer, tant la scission était déjà profonde, encore que le tiers ne fût représenté que par quarante-deux députés, dont près de la moitié se composait d’anoblis. Les signes du temps étaient déjà nombreux, et ce n’est pas sans éprouver une sorte de frisson que je lis dans le récit écrit par un témoin de cette scène, toute pleine des grandes menaces de l’avenir : « Au moment où M. l’évêque de Rennes a déclaré les états terminés, M. de Bégasson s’est adressé au tiers, immobile sur ses bancs, et s’est écrié : Messieurs, à la manière dont vous y allez, bientôt vous demanderez nos têtes ! »

Tandis que les passions s’allumaient encore ignorées, quoique déjà formidables, le gouvernement de Louis XV continuait sa lutte contre la puissance parlementaire, passant de la faiblesse la plus insigne à la plus aventureuse témérité. M. de La Chalotais et ses cinq coaccusés persistaient énergiquement dans leur appel à la justice. À cette réclamation, appuyée par toute la France, les ministres opposaient la volonté du roi, lequel entendait anéantir jusqu’aux dernières traces de cette affaire en prescrivant à tous l’oubli le plus profond. Ce fut en ces circonstances que le duc d’Aiguillon, comprenant qu’il était devenu un obstacle à la paix publique, supplia le roi de l’éloigner d’une province où les meilleures intentions n’avaient pu lui épargner de grandes fautes. Le bailliage d’Aiguillon succomba aussitôt après la retraite de son fondateur, la plupart de ses membres réclamant plus énergiquement que personne le rappel de tous les anciens magistrats. Le duc de Duras, nouveau commandant de la province, appuya le vœu public par des considérations d’apaisement, et le roi ne tarda pas à y déférer. Le 15 juillet 1769, Rennes assistait à une solennité qu’il faut saluer comme l’un des premiers triomphes remportés en France par la puissance de l’opinion publique. Ce jour-là, aux acclamations d’un peuple qui s’était courageusement associé à toutes les phases de cette longue lutte, soixante-dix magistrats remontèrent sur les sièges qu’avait honorés leur persévérance ; mais, bien loin de calmer les passions suscitées en Bretagne par l’administration précédente, l’éclatant succès de ses ennemis rendit ces passions plus implacables. La province se couvrit d’écrits anonymes dans lesquels l’ancien commandant était accusé de tous les crimes, y compris celui d’assassinat. On imagina de rajeunir la ridicule histoire de l’abbé Clemenceau, lequel aurait organisé, sur la provocation du duc d’Aiguillon, une tentative d’empoisonnement contre M. de La Chalotais en subornant l’un de ses gardiens ; enfin, l’imagination du peuple se donnant pleine carrière, on fabriqua le dramatique roman d’une exécution clandestine pour