Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cris d’aigle blessé, mais qui est sûr de guérir, des colères rouges qui s’évaporaient en ironies, un fonds de mâle et robuste gaîté dont ses ennemis ne purent avoir raison et qu’il emporta dans la tombe ; — l’Allemagne n’a pas su l’y retrouver.

Lessing avait de sensibilité ce qu’il en faut pour être poète, mais il semblait que sa volonté mesurât la dose ; il était résolu à vivre, et il apprit tout jeune l’art de maîtriser son cœur, d’étouffer ses regrets, d’enterrer le passé. Il estimait qu’il y a prescription contre le chagrin, et qu’il se prescrit par jours ou même par heures. Il y parut dans ses adversités domestiques ; car il lui prit sur le tard l’envie d’avoir une maison, un ménage, une famille, et cette entreprise ne lui réussit pas mieux que les autres. Ce fut à l’âge de quarante-sept ans qu’il épousa la veuve d’un négociant de Hambourg, Mme  Kœnig, qui lui apportait en dot plusieurs enfans de son premier lit. Les biographes, je le crains, ont trop vanté cette femme : assurément ce fut une personne de tête, très entendue aux affaires ; mais je lis avec déplaisir, dans les lettres récemment publiées d’Élisa Reimarus, que depuis son mariage la vie de Lessing fut comme percée à jour, que sa femme parlait trop, colportait ses propos, et que, grâce à ses indiscrétions, la maison du grand homme était décriée par les bigots comme une maison du diable. Quoi qu’il en soit, Lessing se flattait d’avoir découvert dans Mme  Ève Kœnig la seule femme raisonnable qu’il y eût dans ce monde, et, comme de juste, il l’aima raisonnablement. Après quinze mois de mariage, elle accoucha d’un garçon qui mourut en naissant. « Ma joie fut courte, écrivait Lessing à un ami. Quel chagrin pour moi de le perdre, cet enfant ! Il avait tant d’esprit, tant d’esprit ! car n’est-ce pas une preuve d’esprit qu’il ait fallu le faire entrer de force dans ce monde avec des pinces de fer ? Il en avait déjà deviné les turpitudes. Et n’est-ce pas encore de l’esprit que d’avoir saisi la première occasion pour s’en échapper ? » Quelques jours plus tard, la mère suivit l’enfant. « Ma femme est morte, et j’ai fait encore cette expérience. Je me réjouis de ce qu’il ne m’en reste plus guère de pareilles à faire, et je me sens le cœur léger… Si je pouvais, ajoute-t-il, acheter au prix de la moitié des jours qui me restent le bonheur de passer l’autre moitié avec cette femme, que je le ferais volontiers ! Mais cela ne va pas ainsi ; il faut que je recommence à marcher seul en bâillant ma vie. Une bonne provision de laudanum, c’est-à-dire de distractions littéraires et théologiques, m’aidera à supporter les jours l’un après l’autre. » Il était alors au fort de sa querelle avec le pasteur Goetze ; il reprit la plume, se soulagea par des épigrammes, et, comme on l’a dit, « il ne fit qu’une même affaire d’étouffer sa douleur et d’écraser son adversaire. »