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matin. La Turquie est pleine de gens qui ne demandent qu’à faire des affaires avec nous.

— Vous riez, altesse, et, pardonnez-moi de le dire, je crains que vous n’ayez tort. On ne fait pas d’affaires avec vous, on fait de mauvais coups contre vous, ce qui est fort différent. Tous les gens qui sollicitent vos faveurs procèdent de la même manière. Ils demandent la concession de quelque entreprise de premier ordre qui, pour être menée à bien, exigerait de l’honneur et du crédit. Ils sont aussi dépourvus de l’un que de l’autre, mais ils sont très souples, très courtisans, très prometteurs. Le prince bakchis, qui est le vrai prince régnant de la Turquie, venant à leur aide, ils obtiennent cette concession, que vous avez bien soin de leur donner à des conditions irréalisables. Vous le savez et ils le savent ; mais, tandis que par là vous croyez les tenir, ce sont eux qui vous tiennent. Ils ressemblent à ces pionniers du far-west américain qui s’en vont fonder une ville avec un paquet de cordes : ils plantent des pieux en pleine prairie, les relient entre eux avec des ficelles ; cela s’appelle tracer les rues, puis les îlots ; on baptise le tout du nom de la femme aimée, et la ville est faite. On n’y a pas élevé une masure, mais on s’est réservé remplacement. Ainsi font vos soumissionnaires habituels : ils marquent le terrain, puis attendent que quelque brave homme en ait besoin pour lui vendre leur déguerpissement.

L’entretien tournait au grave. Quelque droit que la rondeur naturelle du ministre turc donnât à son visiteur de s’exprimer avec franchise, celui-ci craignit un instant d’être sorti de son rôle et d’avoir dépassé les limites de la discussion permise entre un simple curieux et une altesse. Il se rassura toutefois assez vite en voyant Fuad-Pacha ne manifester aucun étonnement ; évidemment il ne lui apprenait rien, les idées qu’il venait d’énoncer étaient de celles que Fuad avait méditées longtemps et sur lesquelles il avait finalement pris son parti. Il avait une réponse décisive à toutes ces observations, c’est qu’entre le bien et le mal on n’a pas le choix lorsqu’on est dominé, comme la Turquie, par des questions de fait, et qu’on ne peut suivre d’autres résolutions que celles qui sont commandées par les circonstances. Fuad reconnaît bien que c’en est fait de la vieille politique sur laquelle la Turquie a vécu pendant trois siècles. Les états ne vivent plus par la guerre, ils ne vivent que par le travail et par le crédit ; mais entre la richesse présumée, base du crédit, et la richesse vraie l’équilibre finit toujours par s’établir, et c’est, à n’en pas douter, sur quoi il compte pour relever la Turquie, car, si elle est sans crédit, elle n’est pas sans richesse, comme le prouve un fait selon lui décisif, à savoir que la plus grande partie