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pas plus aux individus qu’aux gouvernemens : c’est une vertu acquise, de pratique difficile, qui demande un exercice prolongé, et le gouvernement, sinon la nation, qui prête ses soldats pour servir de cortège au saint-sacrement dans les processions de la Fête-Dieu peut se vanter d’y avoir fait quelque progrès. C’étaient au fond les mêmes idées que celles d’Aali, mais exprimées sous une forme différente et d’un autre ton, à la fois plus assuré et moins convaincu. La comparaison hasardée de Fuad avait l’avantage d’engager tout d’abord la conversation assez vivement ; elle invitait en quelque sorte son interlocuteur à ne pas craindre de toucher le côté le plus délicat des questions. C’est pourquoi celui-ci, achevant la métaphore dans sa pensée, se demanda si le précieux médicament dont l’absence préoccupait évidemment le ministre, le spécifique indispensable auquel il songeait, n’était pas simplement l’argent, le crédit, unique moyen de rajeunissement pour un état épuisé. Afin d’en avoir le cœur net, il reprit hardiment :

— Pardonnez-moi ma franchise, altesse, mais la maladie dont vous parlez, quoique superficielle, peut n’être pas sans danger à la longue. Nierez-vous que vous couriez à la banqueroute, et n’est-il pas connu de toute l’Europe qu’aujourd’hui vous n’avez plus qu’un moyen de payer vos anciennes dettes, qui est d’en contracter de nouvelles à un taux sans cesse aggravé par l’augmentation du passif antérieur ?

— Il est vrai que nos finances ne sont pas florissantes en ce moment ; mais de cet embarras passager à la banqueroute il y a un abîme que nous ne franchirons jamais. Notre dette publique est insignifiante, comparée à celle des grands états européens. Notre discrédit tient à ce qu’en Europe on ne veut pas connaître notre situation véritable : nous, sommes exploités par des banquiers qui profitent de cette ignorance et qui l’entretiennent.

— Altesse, on a toujours les banquiers qu’on mérite. Le crédit d’un pays n’est pas une création arbitraire, les prêteurs d’argent ne le font ni ne le défont, ils le constatent.

— Mais, si nous payons avec quelque retard, nous payons toujours, et avec de tels dédommagemens que nos prêteurs sont souvent bien heureux de n’avoir pas été soldés à jour fixe.

— En Europe, l’exactitude du paiement à l’heure et à la minute est la base essentielle du crédit. Votre système, altesse, vous condamne à faire à perpétuité le bonheur des banquiers de Galata. On ne peut pas être impunément sans parole.

— Bah ! reprit le ministre en riant, cela ne nous empêche pas d’être le plus sollicité des gouvernemens. Vous avez vu quel encombrement d’hommes à projets on trouve chez moi dès huit heures du