envoient ici des hommes généralement distingués, mais impérieux, qui veulent tous faire quelque chose, et quelque chose qui leur soit propre. Ils mettent au service de leur idée toute la force dont ils disposent, quoique le plus souvent il se trouve que cette idée, native de Londres ou de Paris, ne concorde pas avec les nécessités de Constantinople. Nous essayons vainement d’éclairer les ambassadeurs. Que voulez-vous que nous fassions ? Temporiser. Vous appelez cela promettre et ne pas tenir, nous appelons cela échapper à la ruine. Le malheur est que ces ambassadeurs sont ici plus maîtres que nous parce qu’ils sont plus forts, cela grâce aux capitulations. Connaissez-vous les capitulations ? C’est un système de dispositions diplomatiques et d’ordonnances qui a pour but et pour résultat de dépouiller la Turquie du droit de rendre la justice chez elle ; ce droit, qui appartient au plus faible état européen, au plus mal administré, ce droit, une des bases des relations internationales, nous ne l’avons pas. À cette heure, on veut nous doter d’une banque impériale turque qui ressemble à la Banque de France, d’écoles françaises, de professeurs français, de lycées français. Nous ne savons que devenir avec toutes ces dotations. La question la plus grave est la nouvelle loi qu’on nous demande de promulguer pour rendre la propriété foncière accessible aux étrangers ; on exige de nous une loi plus libérale que la loi anglaise, puisque d’après celle-ci l’étranger ne peut devenir propriétaire du sol à moins d’être né en Angleterre. On nous demande avec cela d’établir le régime hypothécaire français, outre qu’on prétend faire juger conformément aux capitulations les procès entre Européens et musulmans relatifs à la propriété foncière. Ne voyez-vous pas que chacune de ces dispositions emporte un lambeau de la Turquie ? Nos nationaux sont gênés, ils sont en outre imprévoyans, ils emprunteront sur hypothèques à des taux exorbitans, et il ne faudra pas longtemps pour que l’argent européen ait conquis jusque sous leurs pieds le sol de la patrie. Notre loi sur la transmission de la propriété foncière est mauvaise, soit ; mais montrez-moi un pays en Europe où une loi bien faite doive avoir pour conséquence d’expulser les nationaux au profit de l’étranger ? Voilà pourtant ce qu’on nous demande, et, lorsque nous hésitons, que nous sollicitons quelque répit, on nous accuse de mauvaise foi à cause du retard que nous mettons à consommer notre suicide.
Tout cela était dit d’un ton saccadé, mais avec une grande véhémence et un feu intérieur qui se sentait sous chaque parole. Débarrassé d’une circonspection de commande, Aali s’exprimait en termes parfaitement nets ; il se montrait pénétré de l’urgente nécessité d’une transformation pour la Turquie, mais d’une transformation