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population musulmane, qui constitue la population la plus riche de l’île. Or les musulmans ne demandent ni à expulser ni à ruiner les Grecs ; pourquoi les Grecs demandent-ils l’expulsion et la ruine des musulmans ? Oui, ne vous y trompez pas, c’est bien là ce qu’ils demandent et pas autre chose. Autrement ils se déclareraient bien vite satisfaits, car je veux justement instituer dans l’île une sorte de gouvernement mixte qui maintienne l’équilibre entre tous les droits et tous les intérêts en présence.

— Et vous espérez réussir ?

— J’en ai la ferme volonté, et j’y mettrai tout le temps qu’il faudra.

Aali s’était animé dans cette question, qui touchait de si près à l’empire ottoman ; sa parole et ses yeux étaient pleins de passion musulmane. Il s’aperçut qu’il était sorti de sa réserve habituelle ; mais, comme il en était sorti volontairement, il ne lui fallut pas un grand effort pour y rentrer. Il reprit son attitude favorite, la tête penchée, les yeux baissés, et comme pelotonné sur lui-même. Après un instant de silence : « Je vois, dit-il, que vous allez quitter la Turquie adversaire des Turcs, je le regrette infiniment. Ce sont les Grecs de Péra qui vous ont gâté. » Le regret n’était pas fondé. Tout voyageur intelligent emporte de Turquie des impressions complexes qui ne sont pas toutes défavorables aux Turcs ; mais ce pays a le défaut grave aux yeux européens de paraître incapable de prendre ce minimum de civilisation sans lequel un état ne peut vivre désormais. Le visiteur d’Aali lui fit part de ses doutes à cet égard, et ne craignit pas de lui signaler la cause malheureusement indestructible de cette incapacité, la religion. Observant qu’à ce mot Aali le regardait d’un œil visiblement étonné, il crut devoir s’excuser, et, comme il n’avait nullement l’air d’un missionnaire de la société de Saint-Vincent-de-Paul, encore moins d’un homme qui a voulu dire une impertinence, son excuse fut reçue avec un sourire. Aali essaya de lui faire comprendre. en raisonnant avec vigueur et fermeté, que les Turcs n’étaient pas condamnés par le Coran à l’immobilité ; il finit par apporter un argument péremptoire à l’appui de son opinion, les progrès accomplis depuis une douzaine d’années seulement.

— Mais alors d’où vient que les ambassadeurs de France et d’Angleterre ne cessent de vous harceler pour obtenir des réformes qu’on leur promet toujours et qu’on ne réalise jamais ?

Un éclair de malice passa dans les yeux d’Aali, où l’on aurait pu lire l’instant d’après, s’il se fût agi d’un homme moins maître de lui-même, une expression de mauvaise humeur.

— Voilà encore, dit-il, un reproche auquel les Européens m’ont habitué ; vous vous ressemblez tous. La France et l’Angleterre