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où la tradition domestique et l’honneur qui s’y attache n’existent pas, où chacun, pouvant attendre sa fortune du hasard ou du caprice, ne date que de lui-même, où vous pouvez dire au plus pauvre portefaix en lui donnant le bakchis : « Dieu te fasse grand-vizir ! » sans qu’il s’avise de prendre ce souhait pour une plaisanterie. Ceux qui ne chercheraient à briller que par leurs aïeux seraient volontiers considérés, selon le mot d’un poète persan, « comme les chiens qui se réjouissent de ronger les os des morts. » L’âge même n’est pas facile à déterminer exactement, car personne en Turquie ne prend la peine de faire le calcul compliqué qui est nécessaire pour établir la concordance d’une date de l’hégire avec une date de notre calendrier. La manière de vivre, les événemens d’un caractère privé, qui s’entremêlent si étroitement chez nous à tous les actes de la vie publique, forment en Turquie une sphère impénétrable, dont ni mémoires ni confidences ne viennent jamais trahir le secret. Ce qui se publie, ce qui se dit au sujet des hommes politiques ne fait qu’ajouter à notre ignorance, au lieu de la dissiper. J’ai sous les yeux une volumineuse brochure en turc, c’est une biographie d’Aali, qu’un ami veut bien m’analyser et me traduire ; elle se compose de divagations à n’en pas finir, d’un torrent d’éloges en style subtil et boursouflé sans faits à l’appui. Je parcours un journal, le Muchbir, qui paraît à Londres depuis la fin d’août 1867, et en particulier les numéros du 26 octobre, du 7 et du 14 novembre ; dans lesquels il est fort question de Fuad et d’Aali ; je n’y trouve que des imputations vagues qui ne méritent aucune créance, il existe à Constantinople une chronique secrète, souvent très scandaleuse, qui court les salons de Péra, défraie les conversations, sert de texte à toutes les malveillances, mais qu’il n’y a nul moyen de contrôler. Les hommes publics sortent de l’obscurité pour être ministres ou grands-vizirs, ils y rentrent après leur chute ; on sait d’eux ce qu’ils ont fait en passant sur la scène, un profond mystère enveloppe tout le reste de leur existence.

Il paraît avéré cependant qu’Aali est d’une origine des plus humbles : son père était gardien du badgi-capouci, une des portes de Constantinople, et vivait du pourboire des passans. Après avoir reçu l’instruction élémentaire, il aurait donné de bonne heure des signes de talent pour la poésie qui attirèrent sur lui l’attention de Reschid et lui ouvrirent l’entrée du bureau de traduction. Ce bureau, établi à la suite de l’insurrection grecque de 1821, fait partie de là chancellerie d’état et dépend du ministère des affaires étrangères ; c’est un collège de fonctionnaires chargés des travaux qui concernent les relations internationales de la Porte ; il forme une sorte de pépinière pour les emplois de la diplomatie et de