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peuple ; il avait le sentiment confus d’une impérieuse nécessité, celle d’enraciner la Turquie dans la civilisation occidentale ; il y procéda en barbare. Les janissaires le gênaient, il les détruisit. Après avoir été la force de l’empire, ils en étaient devenus le fléau depuis que la tactique et l’organisation militaires s’étaient transformées en Europe ; toujours orgueilleux et remuans, ils étaient insuffisans comme armée, et comme corps privilégié ils étaient pour le souverain un danger permanent. Rebelles à tout changement, vraie forteresse du moyen âge au milieu de l’état moderne, ils avaient pour eux le peuple, aux yeux duquel ils représentaient la gloire du croissant, la sécurité de l’empire, l’intégrité de la mission toute militaire et religieuse confiée par le prophète à la nation musulmane. Mahmoud, obligé comme un si grand nombre de ses prédécesseurs de subir leur loi au début de son règne, cacha dix-huit ans la haine qu’il leur portait, prépara patiemment le coup qu’il voulait frapper, et le 26 juin 1826 il fit massacrer trente-trois mille janissaires. La Turquie en demeura sans doute affaiblie ; mais pour la première fois le sultan se sentait libre. Il poursuivit son œuvre par la soumission des dèréhegsy les seigneurs des vallées, espèce d’aristocratie féodale qui, par son inertie, lorsque les sultans avaient besoin d’elle, ou par ses soulèvemens, avait mis plus d’une fois l’état en péril. Rien de plus caractéristique que cette guerre où la ruse tint plus de place que la force, où l’on attisa perfidement les rivalités qui divisaient les seigneurs afin de les anéantir les uns par les autres, excitant le fort contre le faible jusqu’à ce qu’on pût écraser sans peine le vainqueur épuisé ou le traîner au supplice comme un révolté. Ces dérébegs personnifiaient le double principe de la souveraineté héréditaire, absolument opposé à l’esprit et à la lettre de l’islam, et de l’autonomie provinciale, de la résistance à la suprématie administrative de Constantinople, principe plus vivace, qui a longtemps encore agité les provinces de l’empire. C’est par ces événemens dignes d’un autre âge que s’ouvre l’époque des réformes dont la Turquie est encore à cette heure en travail.

A beaucoup d’égards Mahmoud est un vieux Turc, le dernier des sultans de l’ancienne roche, qui considéraient les peuples comme un troupeau à leur usage, les serviteurs de l’empire comme leurs esclaves, la vie humaine comme une chose de nul prix, la sacrifiant sans cruauté, mais aussi sans remords. Dans le monde diplomatique de Péra, on souriait de voir Mahmoud appliquer son énergie à des réformes purement extérieures, comme celle de l’habillement et de la barbe, braver tous les préjugés du peuple, mettre sa fierté de civilisateur novice à s’enivrer de vin et à charger de ses faveurs ceux qui faisaient comme lui. « Il commence par la queue, »