Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/865

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la plupart Anglais, gâtés par un long séjour dans l’Inde ou dans la Chine, étaient trop disposés à traiter les Japonais comme des gens inférieurs. Les difficultés devaient surgir et surgissaient à tout instant. Le gouvernement du taïcoun, qui paraissait redouter pardessus tout notre contact avec la grande noblesse, nous faisait prévenir des jours où, par suite du passage sur le Tokaïdo d’une escorte de prince, la route devait nous être fermée. L’avis avait quelquefois une nuance altière. Il était toujours mal accueilli de la part de gens qui, mûris par l’expérience politique de la Chine, ne croyaient ni aux raisonnemens ni aux usages, et se rappelaient que dans l’empire du Milieu toutes les questions avaient été uniquement résolues par la force.

A l’ennui des tracasseries intimes suscitées par l’autorité locale était venue se joindre la préoccupation des assassinats dans les rues mêmes de la ville. Les représentans des nations européennes protestaient, menaçaient de la vengeance de leurs gouvernemens, faisaient de vains efforts pour amener la punition des coupables. Sous un régime aussi despotique, avec une police aussi nombreuse, il leur paraissait facile d’arriver à la découverte de la vérité. Le gouvernement encourageait-il ces meurtres ? était-il d’accord avec les assassins ? À ces soupçons, les agens qui représentaient à nos yeux l’autorité taïcounale ne répondaient que par d’interminables condoléances ; poussés à bout, ils se rejetaient sur les difficultés intérieures du moment, parlaient vaguement d’ennemis nombreux qui voulaient la ruine de leur maître, et nous laissaient entrevoir une organisation politique étrange, dont les traits principaux avaient quelques rapports avec notre moyen âge européen. Le 29 janvier 1860, un indigène tombait frappé d’un coup de poignard à la porte de la légation d’Angleterre. C’était un Japonais, interprète particulier du ministre. Trouvé en mer par un navire américain, sur une barque à demi submergée par la tempête et déjà loin de toute terre, il avait été élevé aux États-Unis, et avait grandi au milieu de notre civilisation, dont il avait pris les mœurs. Pour les Japonais, c’était un renégat ; pour le ministre anglais, c’était un auxiliaire dévoué, propre à dénouer le réseau inextricable dans lequel il se trouvait engagé. La douleur qu’il ressentit de cette mort se traduisit par une exigence impolitique peut-être, mais excusable à coup sûr, et qui, dans l’état des choses, relevait au moins le caractère des Européens. Le gouverneur de Yokohama, en dépit des usages et de l’étiquette, fut obligé de suivre avec ses officiers le cercueil de Denkoutchi, et aux yeux de toute une population étonnée affecta, par l’ordre de l’Angleterre, des regrets évidens sur l’assassinat d’un misérable pêcheur. L’insulte devait augmenter les haines ; mais au