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de tout comprendre et de tout expliquer par l’histoire ; au XVIIIe, elle n’était que l’art de tout discuter, de tout remettre en question par le raisonnement. Lessing fut un prodigieux raisonneur, raisonner fut sa principale occupation et la joie souveraine de sa vie ; mais s’il ne peut nous servir d’oracle, il sera toujours un inspirateur, l’un de ces héros de l’intelligence qu’il est bon de fréquenter parce qu’on apprend d’eux la liberté et le courage de la pensée. Quand l’esprit humain s’engourdit et menace de s’arrêter, il lui faut des Voltaire et des Lessing pour le remettre en mouvement.

En France, Lessing est surtout connu par certains mots souvent cités et qui le peignent. « Si Dieu tenait la vérité dans sa main droite et dans sa gauche l’amour toujours inquiet de la vérité, qu’il me dît : Choisis ! — fussé-je condamné à me tromper éternellement, j’opterais pour sa main gauche, et la prenant humblement : Père, lui dirais-je, la vérité n’est que pour toi. » — « Il y a plus de plaisir, dit-il encore, à courir le lièvre qu’à le prendre. » Lessing était de la famille de Bayle. Chez tous les deux, même ardeur de recherche et d’examen, même passion de controverse, et parfois même friandise de scandale ; une étonnante variété d’études, une vaste érudition dont ils se servent pour autoriser et multiplier leurs doutes, une sorte de génie qui se dépense en malice, une entente merveilleuse de la guerre de chicane, l’art de détruire l’ennemi en détail par des escarmouches plus meurtrières que des batailles rangées. Du reste, infatigables l’un et l’autre, toujours frais, dispos, toujours en campagne, du matin de leur vie jusqu’au soir, éperonnés, bottés, ils sonnent le boute-selle. Ces sortes d’esprits enragés que possède le démon de la critique sont fort incommodes aux gens tranquilles, qui trouvent leur repos dans la tradition, leur bonheur dans les idées reçues, u Dois-je ménager chacune de mes respirations, leur répondait Lessing, dans la crainte que votre perruque ne perde un peu de sa poudre ? »

Lessing eut sur Bayle l’avantage du goût et du style. On a souvent reproché au sceptique professeur de Rotterdam sa langue négligée, inculte, et qui sent le réfugié. La prose de Lessing est l’allemand dans sa fleur, prose d’une netteté, d’une transparence admirables, d’un tour simple et facile, plus élégante qu’ornée, plus vive que rapide ; on dirait la prose de Voltaire, moins l’éclair et les ailes. Bayle n’était ni écrivain ni littérateur ; tourné tout entier vers l’érudition et la dialectique, la muse et sa grâce lui ont manqué. Lessing au contraire eut la passion des lettres, et il fut poète à ses heures. Oublions ses fables, ses odes ; deux pièces de lui sont restées au théâtre : l’une, Emilia Galotti, témoigne d’une vraie puissance dramatique, l’autre, Nathan le Sage, respire un charme de