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LÉA.
Eh bien ! tu peux te dire
Que tout n’est pas non plus mensonge en ce délire,
Et que la délaissée en guise de remords
Laisse le souvenir peut-être de transports
Que n’inspirera pas l’épouse triomphante,
Car un cœur par deux fois jamais ne les enfante.
Qu’importent l’abandon, la bonté et la douleur ?
L’état de la maîtresse est encor le meilleur,
Et c’est elle qui peut de pitié faire aumône
À cette royauté grelottant sur son trône.

Ce ne sont pas ici thèses en l’air et théories scolastiques ; chaque mot porte, s’enfonce dans les chairs palpitantes et fait couler le sang ; chaque pensée est le cri de la passion blessée qui regimbe sous l’aiguillon et rugit. Nous assistons au duel moins inégal qu’on ne l’eût cru du bonheur légal, qui se pavane au soleil, et de l’amour clandestin, qui veut bien accepter le déshonneur, mais non pas la défaite. Léa ne remporte pas au reste une grande victoire en troublant le cœur d’une enfant. Pour la rappeler au sentiment de son naufrage, il suffit que l’homme à qui elle s’est livrée dans un moment de rage éperdue ose pénétrer par ruse dans sa demeure ; elle n’est plus de celles dont la parole ait droit au respect et qui gardent au moins la liberté du dégoût. Elle le chasse ; mais il la désarme parce qu’il se présente en suppliant et vient solliciter sa main. Une lueur d’espérance l’éblouit tout à coup, c’est un avenir nouveau qui s’ouvre à ses yeux ; peut-elle cependant accepter cette offre, loyale après tout, tromper un homme qu’elle n’aime pas, mais qui est sincèrement épris ? Elle refuse, et, pour expliquer son refus, elle est obligée de rougir devant lui en confessant la vérité ; elle cède enfin à ses instances. Ce mariage inespéré, c’est à la fois la vengeance et la rédemption. Par malheur, la passion n’obéit pas à ces calculs ; elle vit, elle a des racines qu’on n’arrache pas si facilement, quoique pressée par les sentimens qui ont grandi à ses côtés, la honte, le doute, le mépris des hommes, la satiété de la vie ; elle s’est soulevée tout à l’heure au seul tableau des joies de Camille, elle se ranime plus vive encore lorsque Paul se présente à ses yeux. Il a la politesse sur les lèvres, mais la rage de Ia haine — ou de l’amour — est dans sa voix et dans son cœur ; c’est pour tous deux un soulagement, lorsque Léa, lasse de son persiflage, lui dit :

Mais insultez-moi donc ; vous en mourez d’envie.


Il lui jette à la tête son abomination, et de sa main brutale lui fait plier les genoux comme à une courtisane, la forçant de lui demander un pardon qu’il est impatient de lui accorder. C’est alors que d’un mot elle explique sa faute, et découvre à Paul que cette fuite mystérieuse n’a été qu’une épreuve exigée par son père. Il triomphe à son tour ; il retrouve intact le seul cœur fait pour lui ; souffrances, désespoirs, griefs mutuels, tout est oublié, des jours heureux leur sont réservés encore. Dans