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et qui aurait pu devenir pour la pièce un péril réel, parce que le sens n’en apparaît pas assez vite et ne se révèle qu’à la réflexion. Dans une de ces confidences qu’on échange entre amis après une absence, M. de Beaubourg raconte à Paul une étrange bonne fortune de son voyage. Il a rencontré à Vienne une femme qu’il avait naguère courtisée sans succès à Paris. Un soir qu’il était chez elle, qu’elle s’était montrée spirituelle, caustique, amère, provocante, qu’une exaltation singulière n’avait cessé de se trahir dans sa voix tour à tour étouffée et stridente, dans ses regards, par momens allumés d’un soudain éclair, resté seul avec elle, il avait risqué un nouvel aveu, et cette fois elle avait cédé ; mais, à peine vaincue presque sans résistance, elle s’était réveillée comme d’un songe horrible et l’avait repoussé avec épouvante. Depuis, il n’a jamais pu pénétrer auprès d’elle. Paul n’a pas de peine à deviner, sous le voile transparent dont M. de Beaubourg enveloppe son récit, le nom de l’infâme : c’est Mme de Clers. Pourquoi cette souillure imprimée par l’auteur au caractère de son héroïne ? Mme de Clers n’est-elle vraiment qu’une misérable abandonnée ? ou n’est-ce ici qu’un de ces écueils volontairement cherchés qu’au risque de s’y briser M. Augier aime à franchir de front pour faire montre de son adresse et de son intrépidité ? Non, cette défaillance, Léa l’explique elle-même à l’acte suivant ; c’est au moment où s’accomplissait l’union de Paul et de Camille qu’elle s’est livrée.

La chambre nuptiale.
Qui s’ouvrait devant vous apparut à mes yeux.
Tout mon être frémit d’un besoin furieux
De me venger de vous, de me souiller, que sais-je ?
De mériter mon sort par quelque sacrilège.

Soit, M. Augier n’a pas craint de suivre la passion jusque dans ses écarts, parce que ces écarts mêmes en montrent la violence : il s’est ménagé par là le moyen de faire voir en même temps à quel point Paul est dominé, puisque son amour va résister bientôt au souvenir d’une pareille chute, et ce qu’il y a de ressort dans le caractère de Léa, puisqu’elle réussit à se racheter de l’infamie ; mais l’explication vient un peu tard, et le spectateur demeure inquiet trop longtemps.

On conçoit que Paul s’y méprenne et ne voie dans le récit qu’il vient d’entendre que l’abandon d’une Messaline. Il oublie que la date, l’heure de cette chute qui l’exaspère est celle où lui-même se prostituait dans un mariage sans amour ; il ne songe pas que cette faute, à laquelle il ne peut penser sans fureur, a été l’entraînement d’un profond désespoir, qu’elle est le signe décisif d’une passion irritée qui ne recule pas devant les représailles et la honte. Le prompt dégoût qui a suivi la défaillance, l’horreur que Mme de Clers a manifestée pour l’homme que le hasard en a fait profiter, ne lui disent pas qu’à cette heure même elle expie déjà ce fol égarement. Il n’y voit que la suite toute simple de la légèreté dont il a été victime et l’histoire ordinaire d’une chercheuse d’aventures. De