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bientôt oubliée, et son fils, en laissant croire à celui-ci qu’il est impudemment délaissé par une coquette, et lui-même, en comptant sur le succès d’une pareille diplomatie. Il n’y a de praticable pour un tel homme que la voie droite, celle de la vérité. Que Forestier obtienne, s’il le peut, de Paul et de Léa par ses conseils qu’ils recourent pour se guérir d’une fatale et dangereuse passion aux grands médecins, le temps et l’absence ; mais la ruse n’est pas digne de son caractère, elle ne l’est pas non plus de sa prévoyance. Lorsqu’ils se reverront, qu’arrivera-t-il en effet ? Peut-être ignoreront-ils toujours la stratégie dont ils ont été victimes ; Forestier n’en aura pas moins semé en eux le mépris et la haine, car dans les âmes bouleversées par un si violent amour ces sentimens survivent à la passion même, et ils ne peuvent donner qu’une mauvaise moisson ; ou bien ils connaîtront l’auteur du procédé tortueux par lequel ils ont été séparés, et celui-ci n’aura fait que compromettre son légitime ascendant, le respect dû à son autorité de père, sans même être sûr de les dérober ainsi au malheur qu’il espérait détourner. D’autant plus sûrs de s’aimer qu’ils auront plus souffert, se regardant comme nécessaires l’un à l’autre, ils se précipiteront avec frénésie dans l’abîme qu’il aura vainement tenté de fermer sous leurs pas par un mensonge. Forestier se flatte de clore, en usant de stratagème, le drame à son début, son imprudence va au contraire en accélérer la crise et la rendre plus dangereuse.

Au bout de quelques mois, Paul est marié, Léa paraît oubliée, la maison du sculpteur semble n’abriter que des cœurs heureux. Entre Camille, la vivante image d’une femme toujours aimée, qui est devenue vraiment sa fille, et Paul, calme en apparence et revenu au travail, Forestier a lieu de se féliciter. Paul se vante de son bonheur, mais d’un ton à en faire douter. A qui l’observe de près, les tendresses banales qu’il montre par accès pour Camille, des emportemens tout à coup réprimés, une impassibilité voulue, je ne sais quoi d’âpre et d’agité dans sa voix, indiqueraient plutôt qu’une fièvre intérieure le brûle et qu’une tempête s’amasse secrètement en lui. Sa femme est une enfant aimante et charmante ; mais cette voix innocente, ce front calme, ces yeux limpides où la joie rayonne, sont plus faits pour irriter que pour pacifier l’âme encore en deuil d’un amour trompé. Paul souffre, quoi qu’il en dise, et il n’a pas subi l’épreuve décisive, il n’a pas revu Léa, toujours absente. Elle revient enfin, rappelée par Forestier pour régler des affaires d’intérêt, elle revient veuve et libre ; Paul se dit qu’ils pourraient être heureux maintenant, si elle ne l’eût trahi. Ils se revoient, et les regards, les paroles qu’ils échangent, chargés d’allusions amères, de reproches blessans, de haine et de colère, ne sont que les premiers éclats de la passion furieuse qui gronde dans leur sein. Ils s’aiment, tout en s’accusant mutuellement ; mais ils s’aiment sans espérance, car ils sont séparés par le mariage de Paul et plus encore par la honte de Léa, qui reparaît souillée.

Ici se présente un incident dont l’idée déconcerte au premier abord,