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les a fait naître, se sentent menacées par tout ce qui semble en trahir ou peut en causer la diminution. Le mariage enchaîne le cœur, mais il le protège par là contre son inconstance et ses dégoûts. L’amour n’a de force que celle qu’il trouve en lui-même, et la liberté dont il se montre fier est justement ce qui lui inflige son irrémédiable inquiétude. L’amour, il est vrai, s’est fait des devoirs à lui, imposé des obligations d’autant plus rigoureuses, créé des délicatesses d’autant plus exigeantes, qu’elles sont dépourvues de toute consécration positive ; c’est depuis lors qu’on a pu le considérer parfois comme un danger social, et qu’il est devenu si souvent un supplice pour les cœurs qu’il possède. Fier de cette noblesse acquise et se sentant capable, lui aussi, de pudeur et de dévouement, il a pu se poser en rival du mariage, et s’est mis à traiter avec lui de prince à prince ; il n’en a pas moins eu à lutter contre ses soupçons et sa propre fatigue, contre l’opinion, qui ne se laisse pas impunément affronter, contre les sévérités du monde, auxquelles on ne s’habitue jamais, contre les affections de famille, justement jalouses de ce que les passions de cet ordre ont d’exclusif, d’envahissant, d’ombrageux. Le héros ne tarde pas à connaître ces fatalités implacables, et son père est le premier avec lequel il va devoir entamer la lutte.

Michel Forestier est sculpteur, et son caractère forme avec celui de Paul un contraste que l’auteur a eu l’occasion de marquer lui-même en traits expressifs. Si l’ardeur qui caractérise le fils n’est pas exempte de faiblesse, la nature du père est tendre et stoïque à la fois. Il nourrit le double amour de son fils et de l’art. Il a connu le sacrifice, et, sachant ce qu’on y trouve d’énergie d’abord, puis à la longue de tranquillité morale et de douceur, il ne craindra pas de le conseiller aux autres. Veuf de bonne heure, il a renoncé par pur dévouement paternel à épouser depuis une femme qu’il adorait, il a cédé à l’un de ces impérieux caprices d’enfant dont la profondeur et la tyrannie sont inexplicables, il n’a pas voulu imposer à son fils une belle-mère qu’il semblait redouter, et dont la présence lui paraissait l’usurpation d’une place encore occupée dans sa mémoire enfantine. Michel Forestier est resté seul, et il a goûté pour récompense les joies vivifiantes de l’abnégation. Ce qui domine en lui toutefois, c’est une sorte de sévérité antique, une droiture inflexible et mâle : il est avant tout attaché au devoir, et il ne borne pas les siens à son fils, il les comprend d’une manière plus large, il les étend à tous ceux qu’il peut aider ou défendre, à une enfant, Camille, dont il est le tuteur et qui lui a été léguée par la femme qu’il aimait, à Mme de Clers elle-même, la tante de cette enfant. Lorsqu’un jeune homme, l’ami de son fils et son propre élève, vient leur confier à tous deux étourdiment qu’il a fait la cour à Mme de Clers, quoiqu’il avoue sa défaite, Forestier le redresse vertement, sa rude austérité de tuteur volontaire s’indigne, et il explique de quelle manières entend la famille :

Je l’ai toujours comprise à la façon romaine,