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venaient d’honorer pour jamais. Tandis qu’on prodiguait aux démissionnaires les applaudissemens et les sérénades, on juge quelle figure pouvaient faire les douze malheureux qui, obéissant pour la plupart à une inspiration désintéressée, étaient demeurés sur leurs sièges, n’ayant pas cru pouvoir assumer la responsabilité de cette suspension générale de la justice. Jamais l’excommunication dans ses formes les plus saisissantes ne fut appliquée avec une plus inflexible rigueur. On s’engageait à demeurer sans alliance avec eux dans la suite des générations ; tous les groupes se dispersaient lorsqu’ils voulaient s’y mêler, de telle sorte qu’une séquestration presque absolue était pour eux le seul moyen de se dérober aux outrages. Dans les rues, où ils étaient insultés, les porteurs de chaises n’obtempéraient point à leurs réquisitions ; les perruquiers marchandaient leurs services, et leurs laquais faisaient souvent la bonne spéculation de les quitter. Dans ce flot d’injures journalières, il en est dont le souvenir a survécu. Sur l’un des dessins satiriques qui circulèrent alors, le nom des douze magistrats non démis se trouvait inscrit dans un cartouche entouré de branches d’ifs et portant au centre les deux initiales J. F. Aux ifs furent opposés les orangers, surnom tiré des bouquets de fleurs d’oranger offerts par les dames de la halle à tous les démissionnaires, à l’exclusion de leurs collègues. La passion populaire ne s’en tint pas là. Chaque jour, les pamphlets les plus violens, sortis de presses clandestines, inondaient la province ; des billets anonymes menaçans étaient jetés à la poste à l’adresse des ministres, et l’irritation de ceux-ci avait atteint les dernières limites. Aucune autorité ne se rencontrait plus en Bretagne ni pour découvrir les auteurs de ces attentats, ni pour les poursuivre régulièrement. M. de La Chalotais et son fils, qui exerçaient conjointement les fonctions de procureur-général, n’avaient pas quitté le parquet, leur qualité de gens du roi les ayant exclus de la démission collective ; mais le concours moral qu’ils prêtaient à l’opposition n’était ignoré de personne. Au moment où le gouvernement se décidait à entrer dans les voies de la rigueur, il se trouvait donc complètement désarmé. De nombreuses arrestations dans toutes les classes de la société furent ordonnées à Rennes, et, si la force armée faisait encore son devoir en saisissant les prévenus, aucun pouvoir en mesure d’inspirer confiance au cabinet n’était constitué pour entamer une procédure et pour la suivre. Ce fut au plus fort de cette crise qu’eut lieu l’arrestation de MM. de La Chalotais et de quatre conseillers au parlement. Ici la figure du célèbre procureur-général domine la scène à ce point qu’il convient de la placer dans un cadre particulier.


L. DE CARNE.