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pour une certaine catégorie de contribuables un triplement de la capitation avec d’autres accessoires. Au programme du contrôleur-général, la noblesse, sous la pression exercée par la parole de MM. de Kerguézec et de Côëtanscour, commença par opposer carrément le sien. Il consistait dans une diminution de 400,000 livres sur l’ancienne capitation, une réduction de 200,000 livres sur chacun des deux premiers vingtièmes, et dans le rejet pur et simple du nouveau par suite de l’impossibilité absolue où serait la province de le payer. L’exagération de ces demandes profita singulièrement au duc d’Aiguillon. Placé en face de ses adversaires les plus redoutables, le représentant de l’autorité royale aborda résolument toutes les questions. La Bretagne faisait-elle, oui ou non, partie intégrante de la monarchie française ? Voudrait-elle se dérober à des charges temporaires rendues nécessaires par les malheurs de la guerre ? S’il ne suffisait pas au roi d’en appeler à l’honneur des Bretons et s’il fallait employer la force pour faire rentrer les contributions que les états menaçaient de refuser, le roi maintiendrait à tout prix l’unité de la monarchie ; il ne demeurerait donc à l’une de ses plus nobles provinces que la honte d’avoir attiré sur elle des calamités méritées et d’avoir causé plus de mal à la patrie commune que les Prussiens et les Anglais. De tels argumens étaient d’un effet sûr, car la pensée d’une trahison envers la France était bien loin de tous les cœurs ; mais des considérations de cette nature ne pouvaient être invoquées dans des débats journaliers sans exciter des colères profondes, et plus on pressentait l’impossibilité de la résistance, plus on était irrité. Des cris de fureur remplissaient chaque jour la vieille enceinte conventuelle lorsque les membres des commissions venaient sur le théâtre, rendre compte aux trois ordres du résultat de leurs conférences avec le commandant de la province. Après vingt jours de discussions orageuses, le tiers et l’église s’étaient entendus pour adhérer à la plupart des demandes du ministère ; mais leur plan, présenté à la noblesse, fut rejeté par elle après une scène dont quelques épisodes sont des nouveautés, même depuis nos grands orages. Pendant qu’un gentilhomme arrachait la plume des mains de l’évêque de Nantes, qui se disposait à signer la délibération, un autre mettait le poing sous le nez du duc de Rohan, « et celui-ci en fut tellement ému qu’il en versa des larmes[1]. » Enfin, au plus fort de cette mêlée, une voix partie des bancs les plus élevés du bastion proposa d’ordonner l’érection d’une tombe aux quatre martyrs de la liberté bretonne décapités en 1720.

Le duc d’Aiguillon commençait à connaître le caractère de cette

  1. Journal du duc d’Aiguillon, t. II, p. 90.