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royales et aux dispendieuses déroutes de nos armées. Les ministres, qui comblaient chaque année le gouffre du déficit en créant de nouveaux offices et en vendant aux villes des franchises qu’ils leur retiraient le lendemain, résolurent de se procurer en Bretagne un capital de 40 millions par un procédé déjà appliqué en d’autres pays d’états. Cette opération était fort avantageuse pour la province, qui, en échange d’un capital calculé au denier vingt, devenait propriétaire d’un impôt dont le rendement était constamment progressif ; mais elle impliquait un emprunt dont la pensée faisait toujours reculer les états. L’accroissement des charges publiques avait naturellement augmenté l’irritation de l’assemblée, et le duc d’Aiguillon crut qu’il n’y avait pas à compter sur le succès, s’il ne parvenait à faire préalablement approuver ce plan financier par les hommes que leur popularité dans les états avait mis en mesure d’y déterminer les votes. S’entendre avec les meneurs devint donc sa préoccupation dominante. Les mémoires du duc d’Aiguillon exposent jour par jour les relations secrètes engagées avant l’ouverture de la tenue de 1758 entre le commandant de la province et MM. de Kerguézec, de Coëtanscour, de Pontual, des Nétumières et quelques autres personnages fort accrédités aux états. M. de Kerguézec eut surtout une importance que la suite des faits va démontrer. Ce n’est pas sans plaisir que j’évoque du sein de l’obscurité qui l’enveloppe la figure d’un modeste gentilhomme qui défendit le droit contre l’arbitraire, et reçut trop souvent, comme il le disait lui-même, l’hospitalité dans les châteaux forts de sa majesté. Je laisse au duc d’Aiguillon le soin de tracer le portrait de l’un de ses adversaires politiques les plus redoutés.


« L’éloquence naturelle, la grâce de la figure et les autres avantages extérieurs qui font naître pour l’ordinaire l’ascendant que certains hommes prennent sur la multitude ne contribuèrent en rien à celui que ce gentilhomme avait acquis dans les états. Né sans fortune, sans politesse et sans usage du monde, simple dans sa parure jusqu’à la malpropreté, avec un abord froid, des traits rudes, un visage sans physionomie, un caractère peu liant, parlant mal et écrivant plus mal encore, Kerguézec ne paraissait pas fait pour donner l’impulsion à une grande assemblée, et cependant on peut dire qu’il régnait dans celle de Bretagne. C’est qu’au défaut de qualités brillantes il en possédait d’autres qui, sans le rendre propre à tous les genres de séduction, lui assurèrent la confiance de ses compatriotes. Contraint de se retirer de bonne heure du service, il ne put supporter l’idée d’être nul dans sa patrie : pour s’y distinguer, il étudia la constitution des états, où sa naissance lui donnait entrée, et, par génie étant porté aux affaires, il eut bientôt acquis des connaissances qui lui assurèrent une grande supériorité sur tous les membres de