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prenant place, dans la tribune[1], les autres venant jusque sur le théâtre. À dix heures du soir, le théâtre était plus rempli qu’aux séances du matin, plus déraisonnable et plus emporté que jamais ; mais l’ennui succédait à cette tourmente, et après de longues et absurdes contestations on en était réduit à chercher un prétexte plausible pour se retirer. Ces zélés défenseurs de la province, ces fiers représentans de la nation bretonne, n’avaient plus la tête assez libre pour prendre un parti. Les uns voulaient aller au bal, les autres se coucher, tous paraissaient ou accablés de sommeil ou excédés de l’affaire qui les tenait rassemblés au milieu de la nuit. Alors les gens sages saisissaient l’occasion favorable et faisaient passer leur avis[2]. »


Dans la longue affaire du second vingtième, l’heure de la lassitude avait sonné. Les états, ayant paru décliner l’abonnement, si favorables qu’ils s’y fussent toujours montrés, prétendirent que la seule base pour apprécier le rendement vrai et le meilleur mode de perception de cet impôt, c’était l’étude approfondie des rôles d’après lesquels il était recouvré ; par une conséquence nécessaire de ce système, ils demandèrent communication des registres où étaient inscrites toutes les cotes pour les neuf diocèses. Ils s’attendaient à voir leur demande repoussée, et ne la produisaient qu’à titre de moyen dilatoire ; mais le duc d’Aiguillon n’hésita point à l’accueillir, faisant beaucoup valoir une condescendance à laquelle il aurait pu se refuser. Ce fut dans le cours de ce long débat sa plus heureuse inspiration. Ensevelis sous la montagne de cartons que le directeur de la régie se complaisait chaque jour à grossir, les membres de la commission furent pris, après quinze jours d’un travail aussi stérile qu’opiniâtre, d’un accès de véritable désespoir. Ils vinrent dans une séance du soir, à l’heure où l’assemblée n’était guère moins accablée qu’eux-mêmes, lui proposer de s’en remettre, pour la fixation du taux de l’abonnement des deux vingtièmes, à la justice et au cœur paternel du roi. Approuvé par la plus grande partie de l’assemblée, cet avis souleva bien quelques murmures ; mais M. l’abbé Desnos, l’un des commissaires, saisi d’effroi à la pensée d’être remis à la torture, couvrit toutes les objections d’un cri formidable de vive le roi ! A. chaque difficulté qu’on tentait de produire, sa voix de stentor répétait ce cri avec une puissance tellement irrésistible, qu’au milieu des éclata de rire universels M. de Vauréal, à bout de force, finit par déclarer l’avis des commissaires adopté par acclamation.

  1. Il existait aux états de Bretagne une tribune publique où l’on était admis sur l’autorisation de l’un des trois présidens. Lorsque des étrangers de distinction se rencontraient dans la ville où siégeaient les états, une délibération spéciale les autorisait à venir se placer sur les bancs mêmes des membres de la noblesse.
  2. Journal du duc d’Aiguillon, t. Ier, p. 328.