Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fenians exécutés à Manchester la voix de la pitié n’avait été étouffée dans le cœur des masses par des préjugés trop anglais, elle eût très certainement déconcerté la résolution du ministre et arrêté la main du bourreau.

Les institutions judiciaires de la Grande-Bretagne traversent en ce moment une épreuve dont il faut espérer qu’elles sortiront victorieuses. Les dernières tentatives des fenians ont ébranlé chez quelques Anglais la robuste confiance qu’ils avaient toujours témoignée envers les formes tutélaires et pourtant efficaces de leur procédure criminelle. Sur ce sol qui tremble, miné chaque jour par de sombres complots, la loi s’est maintenue jusqu’ici digne et impassible. Le pays n’a été affligé ni par l’état de siège, ni par les conseils de guerre, ni par les proscriptions sans jugement. Sous le coup d’une catastrophe récente, des esprits aveuglés par un danger réel ou imaginaire ont pourtant réclamé du gouvernement des mesures exceptionnelles. Les cours martiales n’ont jamais régné en Angleterre ; apparues un instant dans l’île de la Jamaïque, elles ont ensanglanté cette colonie, outragé la nature et commis des actes qui soulevèrent, il y a deux années, dans la métropole un cri d’indignation et d’horreur. Que les Anglais profitent de cette leçon, et qu’ils sachent résister aux dangereux conseils de la peur ! Ils ignorent jusqu’ici, — puissent-ils l’ignorer toujours ! — ce qu’il en coûte à une nation pour sortir du droit, et quelle trace ineffaçable le régime de la violence grave sur le caractère d’un peuple. Malheur aux intérêts effrayés qui se réfugient derrière l’arbitraire ; ils s’exposent à partager la fortune de ce qu’il y a au monde de plus fragile et de moins rassurant pour la société. Un système de persécution légale et officielle ne ferait qu’encourager les représailles ; le sang versé appellerait du sang. Plus les circonstances sont menaçantes, et plus la justice a pour devoir de se montrer calme et impartiale. N’est-ce point parce qu’elle n’a jamais abdiqué chez nos voisins ce caractère de dignité morale que les citoyens se rangent en foule du côté de la loi et s’enrôlent volontairement pour la défendre ? Quelques sages mesures, en redressant les torts dont se plaignent les Irlandais, feraient plus pour désarmer les complots que toute la rigueur des supplices. Que l’Angleterre consulte son histoire, elle y verra que les passions émues s’apaisent par la tolérance, de même que les révolutions se terminent par la liberté.


ALPHONSE ESQUIROS.