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littéralement couvert d’hommes et d’enfans nus ou en guenilles qui exhibent les plus dégoûtantes infirmités. L’étranger qui la traverse hâte le pas ; le Chinois n’y fait pas attention. Sous les portes, des ombres pâles, décharnées, suant la fièvre et la faim, se glissent pour mourir sans que personne leur accorde une marque de sympathie ou d’intérêt. Veut-on savoir jusqu’où va la misère dans la capitale de l’empire du Milieu ? On a été obligé d’enlever ou de cacher les têtes des suppliciés, qui, pour l’exemple, étaient autrefois renfermées dans des cages, à l’entrée de la ville. Il s’était trouvé des misérables assez affamés pour les saler et en faire leur nourriture ! En regard de la description si différente de la capitale du taïcoun, pourquoi faut-il constater que des humiliations de toute nature nous ont rendu le séjour de Yeddo pénible, presque impossible ? Les menaces et même les attaques n’auraient pu nous chasser de cette capitale ; la privation de toute liberté individuelle, au milieu d’une escorte d’apparence misérable, nous a conduits à n’user qu’avec une extrême parcimonie de droits indiscutables. Ce que les Japonais ont employé de ruses pour arriver à ce résultat ne peut s’imaginer. Quelquefois cependant ils ont trouvé leurs maîtres. Au printemps de 1863, un envoyé d’une puissance européenne était à Yeddo, cherchant à faire rectifier un traité avec son pays ; une nuit, on vient le prévenir que son existence est menacée, qu’un complot a été découvert, qu’il faut quitter la ville. Il résiste, on le presse, et les prières finissent par triompher de son obstination ; d’ailleurs son éloignement n’est que temporaire, il ira seulement par prudence passer la nuit sur un bateau à vapeur japonais. Tout à coup il s’aperçoit que le navire appareille, qu’il marche. Il interpelle le capitaine ; celui-ci répond qu’il va à Yokohama, qu’il a ses ordres. Les menaces sont impuissantes contre la consigne ; n’importe, le diplomate n’en aura pas le dernier mot. Suivi de son personnel, il franchit le bastingage et se laisse tomber dans son canot. Au milieu d’une nuit noire, il avise une masse flottante paisiblement à l’ancre, et prend possession sans coup férir d’un vapeur japonais, l’Empereur, jadis envoyé en cadeau au taïcoun par la souveraine de la Grande-Bretagne. Les beaux salons du yacht lui servent d’abri, des canapés royaux il se fait une excellente couche ; le lendemain, il apparaît triomphalement sur le pont et se fait débarquer pour continuer tranquillement à terre la discussion de son traité. L’historique de nos premières relations avec le gouvernement japonais, nous aurons bientôt occasion de le montrer, n’est qu’une suite de tracasseries du même genre, toujours déjouées et reprises sous une forme différente, quoique également pusillanime.


J. LAYRLE.