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parvenu à se maintenir sans en dévier jamais dans la route unie et tranquille de la vie pratique. Tout est simple, depuis l’habitation jusqu’au vêtement. L’imagination n’est pas en travail continuel pour enfanter un plaisir qui sera usé demain, et fera place à une autre distraction tout aussi éphémère. Les habitans en sont encore à la maison à thé dans ce qu’elle a de plus primitif, à la modeste table de bois sous un bouquet d’arbres ; c’est là que la famille viendra se reposer, jouir de l’ombre et du point de vue. Depuis des siècles, les choses se passent ainsi sans modification d’aucune espèce. Le luxe n’a pas entamé ces goûts champêtres. Partout où la nature a jeté une colline verdoyante, placé un panorama grandiose ou une échappée gracieuse, quelque large aspect de l’horizon de la mer, la vue tranquille d’un lac ou d’une rivière aux bords touffus, s’élèvent les constructions qui doivent abriter la famille dans ses modestes joies des jours de fêtes. Comme capitale, comme grand centre industriel, Yeddo s’efface ; rien ne ressort, c’est une agglomération d’hommes sur une immense étendue de terrain, une place de commerce et de consommation, un point très intéressant pour qui veut étudier la vie sociale de l’indigène. Au lieu d’y chercher des monumens et des fabriques, ce qui dans nos pays constitue le cachet de la grande ville, il faut y admirer les charmes du paysage et la beauté des points de vue. Nos progrès industriels n’ont pas encore pénétré dans le Japon ; mais les institutions municipales, inaperçues quant à leur principe, affirment par leurs résultats un état social des plus avancés. Comme ordre, comme police, comme propreté, le pays peut rivaliser avec nos contrées d’Europe. Peu de mendians et nulle exhibition de ces maladies, de ces plaies qu’étalent en plein XIXe siècle et dans nos capitales mêmes des misérables qui cherchent à se rendre plus hideux pour exciter la charité publique.

Sous tous ces rapports, quel contraste frappant entre les deux cités de l’extrême Orient, Pékin et Yeddo ! Dans la capitale de la Chine se rencontrent à chaque pas les vestiges d’une ancienne civilisation, les fortifications, les ponts, le grand canal, les temples, l’observatoire ; mais tout cela, ébréché, mal entretenu, tombe de vétusté et va s’écrouler. La misère envahit et écrase ces antiques souvenirs. Les rues, où le balai n’a jamais pénétré, sont devenues des cloaques de boue ou de poussière ; la pluie a creusé au milieu de la chaussée une vaste ornière. Rien ne se bâtit, rien ne se répare ; la maison qui s’est écroulée étalera ses ruines sans que personne y touche, jusqu’au jour où le vent aura tout fait disparaître en poussière. La place des mendians est la plus épouvantable chose que l’on puisse concevoir : un large emplacement devant l’une des portes de la ville, à l’entrée d’un quartier très fréquenté, est