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adversaires, il y avait la plupart du temps un monde hiérarchique à franchir. Ils acceptaient sans réplique et sans murmures, par un sentiment d’infériorité sans doute, des injures qui, dans les rues de leur souverain, devaient porter atteinte autant à la dignité de celui-ci qu’à la leur.

Au milieu de cette ville officielle s’élève le palais du taïcoun, îlot de 8 kilomètres de circonférence, véritable forteresse entourée d’un canal profond et reliée par huit ponts au quartier aristocratique. Du côté du palais, le terrain se relève en un talus gazonné d’un entretien et d’une fraîcheur admirables, et que termine un petit mur défendu par des chevaux de frise ; de très beaux arbres rompent de temps à autre la monotonie du gazon. Au-dessous, l’œil aperçoit les eaux d’un canal couvertes dans certains endroits de nénufars et autres plantes aquatiques ; des troupes d’oiseaux de marais posés çà et là jettent de l’animation dans cette solitude. En vain cherche-t-oh au bout de ces ponts, au-dessus de ces murs, quelque chose qui ait l’apparence d’un palais, d’une habitation. Sans doute le maître, par une raison de sécurité que justifient bien les légendes japonaises, a choisi le milieu de son parc pour y placer sa demeure, garantie bien illusoire cependant, qui n’a défendu contre le poison ni le taïcoun, au nom duquel se concluaient les traités avec les Européens, ni son fils, pauvre idiot dont la vie a flotté pendant quelques années entre les menaces de deux partis hostiles. Pour nous, cette enceinte du palais du taïcoun est sacrée ; au-delà de ces portes comme de celles des palais des autres daïmios, c’est l’inconnu dans ce qu’il a de plus secret.

En face de ce pont livré à la circulation des gens du palais, ces longs bâtimens dont la porte bariolée de rouge est ombragée d’un superbe camélia émondé avec le plus grand art nous représentent la demeure des princes d’Ikammon. Sur l’emplacement même que nous foulons aux pieds s’est joué le drame du 24 mars 1860. Le prince d’Ikammon était régent de l’empire ; il sortait en palanquin, au milieu de ses gardes, n’ayant que ce pont à traverser pour rentrer dans l’enceinte taïcounale. La rue était déserte ; à peine apercevait-on quelques rares domestiques enveloppés dans leurs manteaux de papier huilé et s’abritant contre les rigueurs d’une matinée neigeuse. Pas un homme armé dont la vue pût mettre en défiance le zèle des gardes du prince, deux cents pas d’ailleurs à franchir. Et tout à coup, sur un signal invisible, rejetant leur manteau de pluie et se montrant le sabre à la main, les conjurés s’élancent des portes où ils paraissaient s’abriter, se fraient un passage à travers le cortège jusqu’au palanquin, et avant que les gardes aient eu le temps de se remettre, de tirer leurs armes, de faire résistance, le