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ration propre à l’esprit, agissant sur le souvenir des sensations. Platon connaît bien ce procédé de généralisation, mais il s’en sert pour avérer la nécessité de l’idée en soi. Il va plus loin, il prétend retrouver dialectiquement l’idée, type supérieur des produits accidentels de notre industrie volontaire, comme une table, un lit, soit qu’il choisisse ces exemples par supposition comme plus faciles à saisir, soit qu’il admette effectivement que tout objet réel correspond nécessairement à un exemplaire éternel. L’hypothèse poussée à cette extrémité pourra surprendre assez ceux qui n’y sont pas accoutumés pour qu’il soit utile de ne pas l’outrer à ce point et de la présenter sous une forme mieux accommodée aux conceptions de la philosophie moderne.

C’est ce que nous essaierons tout à l’heure, et dès à présent on reconnaîtra que la théorie des idées paraîtrait plus acceptable, si nous en avions borné l’application à la justice, au bien, au beau, à des choses plus habituées à être présentées comme des idées d’éternelle vérité. Platon, qui aurait intérêt à le faire et qui certainement n’a guère adopté sa théorie qu’en vue de ces idées, l’étend à d’autres cependant, au risque de la compromettre, et c’est assurément un des plus grands défauts de la doctrine des idées qu’il ait, omis de lever toute équivoque sur leur nature, d’indiquer soit leur nombre, soit les conditions auxquelles un objet ou une connaissance suppose cette sorte de modèle, et laissé croire enfin qu’il admettait des idées de choses individuelles, des idées même de certaines négations. On s’explique mal la manière négligée, flottante, dont il s’exprime souvent sur les points les plus élevés et les plus essentiels de sa philosophie. Est-ce impuissance, incurie, arrière-pensée, scepticisme, artifice, prudence, enjouement? Là est, selon moi, un des plus difficiles problèmes que Platon ait laissés après lui, et il est encore à résoudre.

Ainsi, par exemple, la manière dont Platon a quelquefois présenté la théorie des idées a rendu douteuse la conception qu’il se formait de leur mode d’existence. C’est une question encore débattue. Par momens il semble concevoir les idées comme des êtres; ce sont des essences distinctes, séparées de tout objet phénoménal, mais existant réellement, plus réellement qu’aucun phénomène, puisque tout objet qui se produit sous l’œil de la perception emprunte son essence à l’idée même qu’il représente dans le monde sensible. Il se conforme à cette idée typique; il en participe, il la rappelle, il l’imite ; Platon cherche les mots, il les multiplie, il les quitte ou les reprend pour désigner cette ressemblance des choses avec leurs idées, toujours prêt à convenir que rien n’est plus difficile à expliquer, et qu’il renonce à l’exprimer autrement que par des analogies. Il est si étrange d’avoir à comprendre ce que sont et