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qui roule sur cette idée ne peut trouver place dans un théâtre qui représente la vie réelle. Ces différences écartées, l’action reste la même, mélangée de sentiment et de gaîté, surtout naturelle. De temps en temps, un yacounine[1] ou employé y apparaît ; il est toujours présenté sous des dehors ridicules ; l’amant, la fille, les parens, les spectateurs mêmes, tout le monde se moque de lui ; il a toutes les laideurs et toutes les difformités. Le peuple opprimé se venge naïvement de ses maîtres, sans arrière-pensée d’ailleurs, pour donner libre cours à son esprit satirique. C’est la piqûre du moucheron ; nous en avons déjà vu un exemple dans la caricature, et partout nous trouverons à son heure de plaisir le peuple riant librement de ses gouvernans de bas étage. Il n’est pas possible de mettre en doute le goût du public japonais pour le théâtre, sa générosité même en faveur des artistes. Le plus petit village a sa troupe de comédiens, et chaque salle de théâtre est littéralement tapissée de morceaux de papiers proprement écrits, sur lesquels les artistes rappellent les prodigalités dont ils ont été l’objet et font connaître le nom et l’adresse des donateurs. Ces prodigalités nous sembleraient bien mesquines, et encore paraît-il que l’affiche est souvent trompeuse ; mais il ne faut pas perdre de vue que nous sommes sur un petit théâtre, en face du bas peuple, et en définitive que le sexe uniforme des artistes comporte non pas des bijoux ou des colliers de perles, mais simplement une estime à laquelle le désintéressement ne peut donner que plus de valeur[2].

Si du vaudeville nous passons à un spectacle plus populaire, celui des lutteurs, nous y retrouverons les mêmes habitudes poussées jusqu’à la frénésie. L’engouement pour ce genre d’exercices paraît entretenu à dessein par le gouvernement japonais, qui règle la marche des diverses troupes de lutteurs, et fixe point par point leur itinéraire. Le défilé des lutteurs avant la représentation m’a toujours paru beaucoup plus intéressant que la représentation même. Ces hommes nus, de tournure des plus grotesques, qui s’avancent d’un pas solennel et défilent avec majesté devant l’assistance, ceints d’un tablier de soie ou de velours sur lequel sont inscrits leurs noms et leurs victoires, font l’effet d’un album vivant de caricatures où l’auteur aurait cherché à unir sous des formes massives et charnues l’idéal du disgracieux avec le suprême de la bestialité. Le défilé terminé, un homme de chaque camp monte sur un petit tertre circulaire élevé d’un pied et large de quinze. C’est l’arène où les deux adversaires vont s’étreindre ; mais auparavant que de préliminaires ! Pendant qu’un régisseur en grande toilette lance solennellement à la foule leurs noms et leur généalogie, les

  1. Yacou (emploi), nine (homme).
  2. Au Japon, pas plus qu’en Chine, les femmes ne jouent sur un théâtre.