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respect les unes les autres. Je dis les principales puissances, car il est évident qu’entre toutes une égalité rigoureuse serait impossible. Tous les peuples ne peuvent se laisser tailler comme des cubes géométriques sur les mêmes dimensions. Une diversité de grandeur entre les états est inévitable comme une diversité de taille entre les hommes ; mais il suffit qu’il y en ait un certain nombre dont l’importance proportionnelle se fasse un mutuel contre-poids pour que des groupes divers se forment, et que les moins favorisés de la fortune trouvent auprès des plus considérables un appui pour leur infirmité. Dès qu’il y a plusieurs états également forts, les faibles ont un recours dans la protection de l’un contre l’oppression de l’autre ; mais la prépondérance d’un seul livrerait tout à la merci de son ambition. Ainsi quelques grandes puissances se tenant, par un consentement mutuel, à un niveau d’égalité, aucune prépondérante, et les petits trouvant leur sécurité à l’abri de cette concurrence et de cette rivalité des grands, voilà en deux mots tout le mécanisme de l’équilibre européen.

Ce n’est donc point là, on le voit, une invention arbitraire inspirée aux rois d’Europe par quelque vanité de rang ou de race, par d’ambitieuses rivalités d’influence ou par de frivoles débats de préséance ; c’est l’œuvre d’une nécessité puisée dans la nature même des choses que les rois ont subie et non créée. Le seul trait qui les distingue et, à mon avis, les honore, c’est d’avoir reconnu cette nécessité de bonne heure et de lui avoir fait de bonne grâce sa part. Une triste expérience les avait instruits de la fréquence des conflits que fait naître l’incertitude du droit, surtout quand il n’a d’autre interprète que l’intérêt personnel. Ne pouvant ni prévenir ces tristes luttes, ni les terminer par autorité de justice, ils ont voulu qu’elles fussent au moins égales et loyales. A la bonne heure, ont-ils semblé dire, que la fortune des armes décide, puisqu’il le faut, de nos différends ; mais au moins gardons tous une chance égale d’avoir part à ses faveurs. Qu’elles ne soient pas achetées d’avance par de trop gros écus et de trop gros bataillons. De là ce principe admis d’un commun accord qu’aucun état ne doit ni prétendre ni atteindre au degré de puissance qui, en le rendant certain de la victoire dans tous les combats, le rendrait par là juge souverain dans toutes les causes. De là ces remaniemens successifs de territoire ayant tous pour but avoué de réaliser dans les faits cette équitable répartition de forces. De là ces grandes conventions de Munster, d’Utrecht et enfin de Vienne qui, après avoir réussi à établir cet équilibre par diverses combinaisons d’élémens, ont fait pour un temps plus ou moins long l’assiette plus ou moins solide de la politique européenne. On dirait ces règlemens des juges du camp qui, dans les