Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/621

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heureuse qui confirme le malheur de la règle. Ce recours à une juridiction arbitrale atteste précisément le défaut d’une juridiction régulière, dont elle ne reproduit d’ailleurs aucun des caractères. La soumission à une telle juridiction est volontaire de sa nature : volontaire dans le choix des arbitres, que chaque partie désigne à son gré, volontaire dans l’exécution de la sentence, à laquelle aucune n’est contrainte. C’est une convention comme une autre : est obligé qui veut et comme il veut l’être. La vraie justice au contraire, la seule digne de ce nom, n’est ni volontaire ni conventionnelle ; elle est souveraine, le mot dit tout. Elle a droit et pouvoir de commander. Volens, nolens, il faut obéir. Nul ne peut ni la récuser ni s’y soustraire. Le droit de justice fait partie intégrante de la souveraineté, dont il est un des attributs les plus précieux et une des armes les plus efficaces. C’est même ce caractère souverain de la justice qui a jusqu’ici rendu impossible d’établir son empire au-dessus des états indépendans. Indépendance et souveraineté, ces deux mots s’excluent, et l’imagination s’épuise à les concilier. Je ne voudrais décourager personne dans une poursuite de bien public ; mais en vérité plus on y songe et plus on éprouve de peine à concevoir comment des états pourraient reconnaître une justice souveraine et l’armer de pouvoirs suffisans pour assurer l’obéissance, sans mettre en péril leur indépendance. Ramenée à ces termes contradictoires, la recherche d’un tribunal international a tout l’air de jouer dans le droit public le rôle du mouvement perpétuel en mécanique et de la quadrature du cercle en géométrie.

Quel que soit l’avenir, l’état de nature, ainsi expliqué, ainsi défini, est bien évidemment le seul qui régisse les relations présentes des peuples, et toutes les délicatesses du langage peuvent tout au plus dissimuler, mais non détruire les conséquences de cette réalité douloureuse. Or la première de ces conséquences est si claire que M. Thiers n’a même pas été obligé de l’énoncer. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que les peuples soient affranchis entre eux du devoir de respecter leurs droits et leurs conventions réciproques, c’est-à-dire d’observer les règles du juste, et de l’injuste. Ces règles sacrées, gravées par la main divine au fond de la conscience humaine, n’ont pas besoin, pour exister avec un caractère impératif, de lois qui les proclament et de tribunaux qui les appliquent. Elles ont devancé, elles ont vu naître et verront finir toutes les lois et tous les tribunaux du monde. C’est tout simplement que, si l’une de ces règles vient à être méconnue, le droit d’en revendiquer l’application, même par la force, appartient à tous ceux que cette violation lèse ou menace. L’état de nature ne donne point aux peuples le droit de commettre l’injustice, mais, ce qui est bien différent,