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plaisirs de la jeunesse, jusqu’aux émotions du cœur et aux jouissances des sens. Les rois étaient des êtres mixtes, moitié homme et moitié peuple, doués d’une existence plus collective qu’individuelle, dont la politique avait imbu les os, pénétré la moelle, infléchi et dévié tous les sentimens naturels. Pour eux, le mariage n’était plus le choix d’une compagne, ni la paternité l’affection qui renouvelle la jeunesse et embellit le soir de la vie. C’étaient des moyens avoués d’acquérir telle province en dot, l’espoir de telle hérédité ou le gage de telle alliance. Les filles elles-mêmes savaient dès l’enfance à quoi leur qualité les destinait, et préparaient leur cœur pour en faire l’appoint d’un traité : heureuse encore l’épouse royale, si, dans la couche où la politique seule l’avait fait monter, elle n’était pas délaissée pour la concubine, en qui la politique trouvait un instrument plus commode ! Grâce pourtant à ces mariages dont gémissait la nature, les diverses maisons régnantes d’Europe, unies par les liens du sang sans cesser d’être divisées par la rivalité des intérêts, formaient comme les branches d’une même famille. L’Europe était le patrimoine de leur auteur commun, et leurs chefs faisaient tour à tour la paix ou la guerre comme des héritiers plaident ou transigent sur les différends d’une hoirie.

Les diplomates étaient les gens d’affaires de ces bonnes maisons. Eux aussi formaient une petite société à part à la surface de la grande cité européenne, dont ils n’habitaient que les hauteurs. En quelque lieu qu’ils eussent vu le jour, qu’ils vinssent de l’Ebre, de la Seine ou de la Vistule, et bien qu’attachés à des intérêts différens, ils vivaient en coterie et en confrérie, parlant la même langue (c’était la nôtre), tantôt rivaux, tantôt alliés, se suivant de capitale en capitale dans leur course à travers le monde, se rencontrant à la porte de tous les cabinets de ministres ou dans les salles d’attente des palais. Notre génération a encore vu les débris de ce groupe artificiel et brillant, à qui les restaurations de 1815 avaient rendu quelques jours d’un éclat passager. Le spectacle en était curieux, et j’aime à m’en souvenir, aujourd’hui surtout que ce produit d’un autre âge du monde a été enseveli pour jamais sous les couches successives des révolutions. C’étaient de grands seigneurs et parfois même des femmes de haute naissance, oui, des femmes, et pourquoi non ? Quand la politique était affaire de famille, elle était naturellement aussi affaire de femme ; mais ces rejetons de race si fière n’en portaient pas moins au plus léger des intérêts de celui qu’ils ne rougissaient pas d’appeler le roi mon maître ce dévouement sans réserve qui anime les bons serviteurs pour les patrons de vieille souche. Ils étaient au roi, comme on disait dans le meilleur langage et la meilleure compagnie du XVIIe siècle, et, pour bien servir ce maître souverain, ils avaient soin de se faire initier d’avance à tous les