Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute particulière qu’elle eut d’appeler à la lumière des mérites inconnus, — ressource qui n’existe plus guère dans une société comme la nôtre, depuis longtemps ouverte à tous les mérites, et où ceux qui ne sont pas connus sont d’ordinaire ceux qui ne méritent pas de l’être. Enfin, en étendant cette remarque au-delà même des bornes de la seule profession militaire, elle peut servir à faire comprendre pourquoi notre première révolution fut si féconde en grands hommes qui semblaient éclore à sa voix, tandis que toutes celles qui ont suivi se sont fait remarquer en ce genre par une infériorité croissante. C’est que l’opération démocratique qui consiste à ouvrir au génie dédaigné les rangs d’une société jalouse ne peut pas se recommencer à volonté. Une fois faite, elle n’est plus à faire. Il n’y a pas toujours des injustices à réparer. Pour en revenir à ma comparaison de tout à l’heure, quand la forêt a été mise une fois en état régulier d’aménagement, les coupes extraordinaires ne sont plus possibles, et les possesseurs prodigues qui s’en passent trop souvent la fantaisie finissent par épuiser leur fond en le rasant à blanc estoc.

La méthode qui lui réussit très bien pour la France, M. de Bourgoing l’applique au jugement qu’il porte sur l’Europe entière. Comme il nous enseigne à chercher en dehors des préjugés accrédités le secret de la force que déploya la France révolutionnaire, il passe aussi à côté de l’opinion vulgaire pour trouver la source de la faiblesse également imprévue qui paralysa les efforts de l’Europe coalisée. Ici encore tout n’est pas faux, mais tout n’est pas vrai dans les idées courantes. Il n’est pas vrai que les armées alliées aient lâché pied devant les recrues républicaines uniquement parce que des aristocraties caduques ne pouvaient soutenir le choc d’une démocratie naissante. Les aristocraties, même sur le déclin, se battent à merveille, et nous avons été vaincus trente ans plus tard par des généraux et des états-majors qui portaient les plus anciens noms du nobiliaire européen ; mais il est bien vrai que dans les cabinets où fut résolu après beaucoup d’incertitudes le plan d’une coalition contre la France régnait un esprit étroit et vieilli qui ne leur permit de rien comprendre au mouvement même qu’ils prétendaient combattre, et ils furent réellement pris par surprise, quand l’ennemi qu’ils dédaignaient en le provoquant, bondissant comme un lion au seuil de son antre, opposa l’impétueuse unité de sa défense à leur agression molle, distraite et incohérente.

Ce singulier état d’esprit et le désastreux mécompte qui en fut la suite n’ont rien qui surprenne le lecteur de M. de Bourgoing, car il y est préparé par l’introduction qui précède le livre, exposé peut-être un peu long et un peu trop chargé de détails, mais remarquablement fin et sagace, et qui nous fait toucher du doigt dans quel