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gager des parties avec le ferme propos de les perdre. Tout le monde à l’avance est dans la confidence. Le public sait qu’on ne fait aucuns frais, qu’on n’aura ni Lambert ni Molière, autrement dit ni Mme Miolan ni M. Gounod, bref, que l’ouvrage qu’on monte est inexorablement sacrifié. Heureux théâtre, assez riche pour se payer des chutes comme Cardillac et laisser péricliter, faute d’une cantatrice pour le soutenir, un succès comme la Jolie fille de Perth! On dit : Mme Miolan ne peut être partout, Mme Miolan se doit à Juliette, à Fanchonnette. Alors il eût fallu savoir garder Mlle Nilsson. Évidemment ce rôle aura été conçu à l’intention de la jeune Suédoise; elle y est d’autant plus présente par son absence. On écoute, on regarde, on regrette. Sa voix, sa vaillantise, l’originalité charmante de sa personne, manquent à cette musique d’un vrai mérite et qui, chantée par elle, serait d’or. M. George Bizet, connu des musiciens par un scherzo exécuté aux Concerts populaires et divers travaux de métier très habiles (sa réduction pour piano de la partition de Don Juan par exemple), avait écrit déjà les Pêcheurs de perles, ouvrage de beaucoup inférieur à celui-ci, et qui fut représenté en vertu d’un décret aujourd’hui tombé en oubli et concernant les prix de Rome. Je n’ai point à discuter ici les tendances de l’auteur de la Jolie fille de Perth. Il passe pour appartenir à l’école de la mélodie continue: je n’en veux rien savoir, ayant affaire à sa musique et non à son système. Quand sa musique sera monotone, lourde, prétentieuse, embrouillée, laborieusement insignifiante comme dans presque tout le premier acte, à l’exception du second quatuor qui précède le finale, je mettrai mon ennui et ma répugnance sur le compte du système; quand elle aura, comme dans la grande scène du bal masqué au second acte, un vrai caractère de distinction, un sérieux entrain dramatique, je trouverai franchement cela beau, et j’en ferai honneur au jeune compositeur, à qui je dirai : « Vous n’êtes point après tout si méchant que vous prétendez, et les bonnes choses qu’il vous arrive de trouver, relevant du canon traditionnel, n’ont rien en somme qui ne fût avoué de ces maîtres avec lesquels dans vos théories vous affectez le plus de vouloir divorcer. » — Vous voyez un homme comme tous les autres, répond Méphistophélès à l’étudiant qui se prosterne. Tout ce wagnérisme dont on se targue n’est que pour l’enseigne. Richard Wagner lui-même n’y croit pas, et, s’il y croit, c’est dans ses livres bien autrement que dans ses opéras, où certes il ne demanderait pas mieux que de rencontrer souvent la marche du Tannhäuser et le chant nuptial du Lohengrin, belles et fortes inspirations au fond très sagement conduites, instrumentées, et qui feront dire à tout esprit judicieux : Vous êtes un homme comme tous les autres, ni meilleur ni pire, et qui n’a mérité

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.