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le mélodrame en préparation. On sait comme ces sortes d’improvisations s’organisent. Le théâtre prête ses vieux décors tachés d’huile, livre ses magasins, où chacun au hasard se fournit d’une défroque, et l’exécution dramatique, pour l’ensemble et le sérieux, répond au pittoresque de la mise en scène et des costumes, où tous les ordres d’architecture, tous les pays, sont figurés. A la Gaîté, la parodie fut d’autant plus complète que c’était une femme, Mlle Judith de la Comédie-Française, qui jouait le personnage principal. Hamlet en travesti, quelle idée singulière! A tout prendre, on admet Roméo joué par une femme, mais Hamlet n’est point un éphèbe. Il a trente ans, un certain embonpoint. Au physique aussi bien qu’au moral, ce rôle semble exclure un interprète féminin. A la vérité, en pareil sujet tout intéresse, et Mlle Judith, ayant beaucoup parcouru le monde, pouvait avoir apporté de ses voyages quelque information bonne à soumettre au public, à la critique. « Il faut toujours venir entendre Hamlet, disait Eugène Delacroix, » et il ajoutait : « Quels que soient les acteurs et le théâtre, on n’aura point perdu sa peine ! » J’avoue que je professe, pour ma part, cette opinion d’un peintre de génie qui fut en matière de goût littéraire et musical l’appréciateur le plus fin et le plus ému. J’ai vu Hamlet à Princess’s-Theater par Fechter, je l’ai suivi au Cirque et en bien d’autres lieux, quand Rouvière l’interprétait, et partout, même en Italie, où le chef-d’œuvre se jouait en ballet-pantomime, même aux marionnettes de Girolamo, partout ces représentations m’ont appris quelque chose. Je dois reconnaître cependant que le spectacle donné à la Gaîté a complètement découragé mon zèle, et, si ce n’est un gros rhume, je ne vois pas ce qu’on pouvait gagner à cette exhibition funambulesque dans une salle presque vide, et que rafraîchissait encore un appareil ventilateur qui évidemment se trompait de date.

Ce qui a passé date, c’est aussi cette traduction, bonne peut-être aux beaux jours du Théâtre-Historique, mais qui, dans le courant actuel des idées, n’a plus de sens, et, non moins démodée qu’inexacte par ses continuelles interpolations, son romantisme assourdissant, son mépris du texte, cet incroyable besoin de manipuler la pièce à chaque instant, se trouve être en parfait désaccord avec toutes nos tendances d’aujourd’hui. Ce que nous voulons de Shakspeare, c’est Shakspeare et non point l’arrangement plus ou moins ingénieux d’un dramaturge supprimant des passages, en inventant d’autres, rayant d’un trait de plume des personnages (Orick, Guldenstern), et s’en allant chercher le dénoûment de Richard III pour en coiffer Hamlet. Le bon Ducis n’y met point tant de prétention. Il n’affiche, lui, nulle envie de traduire. Shakspeare se borne à fournir le sujet de sa tragédie, une simple intrigue de palais d’où sont exclus soigneusement tous les gens qui ne vont pas à la cour. Rien de cette toile de fond colossale, la Norvège, Wittemberg, la Pologne, le