ginale, car ce qui manque dans notre littérature d’imagination, c’est précisément l’expression de cette grande nature humaine qui est aujourd’hui mise en oubli aussi complètement que si elle n’avait jamais eu ses peintres, et que si elle n’avait pas fourni à elle seule la presque totalité des élémens de la littérature d’imagination jusqu’à notre époque. Je sais bien que le genre aujourd’hui en faveur, celui-là même que M. Feuillet cultive avec tant de succès, c’est-à-dire le roman, n’est pas celui auquel on reconnaît le droit d’exprimer cette très grande nature humaine; mais je crois que cette opinion n’est, comme tant d’autres, qu’un déni de justice, et que cette forme du roman est capable de contenir plus encore que l’observation minutieuse des sentimens moyens de l’humanité ou la description éloquente des passions mondaines. L’expérience n’en a-t-elle pas été faite d’ailleurs? Lorsque accidentellement un homme de génie a voulu se servir de ce genre pour exprimer, non plus ce qu’il avait vu et observé, mais ce qu’il avait rêvé ou deviné de la nature humaine, il l’a trouvé aussi complaisant à ses pensées que le genre réputé le plus noble. Je n’ai pas besoin de citer des noms et des titres qui sont dans toutes les mémoires, un Goethe, un Chateaubriand; mais pour prendre un exemple récent, lorsqu’il y a quelque vingt ans une jeune Anglaise pauvre et sauvage, perdue dans un coin du Yorkshire, voulut exprimer tout ce qu’elle avait rêvé de cette nature humaine dont elle ne connaissait pas les raffinemens civilisés et les passions mondaines, est-ce que cette forme du roman ne lui fut pas suffisante pour créer d’emblée un personnage de la race de Mirabeau et un personnage de la race de Calvin, c’est-à-dire pour exprimer tout ce que l’instinct a de plus pathétique et la volonté de plus redoutable? Que M. Feuillet, élargissant encore le cadre de ce genre où il est passé maître, nous présente donc une troisième forme de son talent, qu’il ait l’ambition d’exprimer cette nature humaine que l’observation quotidienne ne nous montre jamais, et dont la vie mondaine nous présente tout au plus des ombres, celle que nous n’atteignons que par le rêve et la méditation, mais qui est aussi certaine qu’elle est cachée, car son existence nous est attestée à la fois par les impérieuses affirmations de la raison et par le témoignage de l’histoire, cette austère consolatrice en qui les âmes viriles trouvent la certitude de leurs songes et puisent la fermeté de leur foi à l’humanité.
EMILE MONTEGUT.