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même condition, il n’y a de choix qu’entre des égaux véritables. Tel n’est pas le cas de nos vieilles sociétés européennes; aussi peut-on tenir pour assuré que, dans ces sociétés, à mesure que la démocratie s’étendra davantage, l’exercice réel sinon nominal du pouvoir deviendra le privilège de plus en plus exclusif des familles historiques.

Quant à l’action fort malpropre, mais nullement déshonorante du chiffonnier, lorsqu’il ramasse avec les dents le louis que M. de Camors a laissé rouler au. ruisseau, elle s’explique fort naturellement, et je ne vois pas qu’elle calomnie en rien la fierté que les principes de 89 ont pu faire naître chez notre nation. Si la révolution française avait développé les sentimens nobles au degré où le critique auquel nous soumettons ces observations croit qu’elle les a développés, il est une foule d’institutions dont nous pourrions dégrever notre budget. On trouve bien sous l’empire de ces sentimens des gens capables d’actions criminelles, comment donc ne trouverait-on pas des gens capables d’actions basses ou simplement malpropres? D’ailleurs le chiffonnier de M. Feuillet, tout en commettant cette action, ne démérite pas de son titre de fils de la révolution, car il affirme sa qualité d’homme libre par le regard de colère qu’il lance à son singulier bienfaiteur et par la vigueur du soufflet qu’il lui applique sur son invitation.

Toute la partie intermédiaire du roman, depuis la visite de M. de Camors au château du général de Campvallon jusqu’à la scène de l’orage, présente une suite de tableaux d’un coloris doux et gai, d’esquisses enlevées avec une vivacité spirituelle, et de sentimens d’un caractère moyen qui ne dépassent pas la portée de cet honnête attendrissement dont M. Feuillet nous a si souvent fait comprendre la douceur. Rien dans ces scènes ne fait prévoir le caractère violent et sombre de la dernière partie du roman, qui acquiert ainsi, grâce à l’habileté avec laquelle M. Feuillet a dérouté son lecteur, toute la puissance de l’imprévu. Je ne saurais mieux comparer l’émotion que l’on éprouve en passant de la seconde à la troisième partie du récit qu’à la surprise qui nous saisit lorsque, après nous être promenés dans un parc à travers les allées d’un méandre fleuri que nous supposions devoir nous conduire à un élysée, nous nous sommes brusquement trouvés en face des horreurs d’une Forêt-Noire. Nul ne peut deviner que cette marquise de Campvallon, que nous voyons apparaître avec une franchise si noble, renferme un monstre. Nul ne peut soupçonner que cette charmante Marie de Tècle, que nous voyons rose encore au bouton, est destinée à s’épanouir et à s’effeuiller sous les rafales meurtrières qui l’attendent. Toute l’attention du lecteur se porte sur Mme de Tècle : c’est elle