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les vieilles sociétés se transforment, que, d’aristocratiques qu’elles étaient, par exemple, elles deviennent démocratiques, elles changent de peau, mais non de chair et de substance, et que la destruction des formes n’entraîne pas la destruction des réalités qu’elles enveloppaient. Quand une société démocratique a son origine autre part que dans la démocratie, ce qui est le cas de la société française, les anciens possesseurs du pouvoir, loin de perdre aux changemens survenus, y gagnent au contraire en influence, ce qui aboutit à ce paradoxe apparent, que la noblesse est d’autant plus forte dans une société renouvelée que les institutions sont plus favorables à l’égalité. Je n’ai pas besoin de rappeler aux critiques érudits auxquels s’adresse cette observation le phénomène instructif que présentèrent les longs siècles de Rome impériale. Plus la société romaine devint démocratique, plus les anciennes familles sénatoriales et consulaires fortifièrent leur influence, et plus aussi elles devinrent exclusives et tranchèrent sur le reste de la nation. La cause de ce phénomène, c’est précisément la différence d’origine entre les aristocraties et les sociétés démocratiques auxquelles elles sont mêlées : dans une telle société, celui qui ne doit pas son origine à l’égalité est le seul dont les titres ne seront pas discutés et débattus, et le pouvoir lui appartiendra par cela même qu’il échappe au milieu commun, car les hommes n’obéissent pas volontiers à leurs égaux, et ils souffriront d’être commandés par celui qu’ils haïssent, pourvu que celui-là n’ait rien à démêler avec eux, plutôt que par celui qu’ils peuvent traiter en frère. Ce phénomène, nous pouvons l’observer chaque jour dans la vie privée ; il est donc d’autant plus explicable dans l’ordre politique. Mille faits divers contribuent à le créer, je me contente d’en nommer deux : le premier, c’est que le pouvoir des égaux sur les égaux est d’ordinaire très dur, tandis qu’une douceur réelle dans le commandement résulte de l’inégalité qui provient de la diversité d’origine. Plus un homme est séparé de nous, plus nous sommes disposés envers lui à la tolérance. Le second fait résulte précisément d’un amour trop jaloux de l’égalité et de la défiance soupçonneuse qui distingue les démocraties. En effet, l’exercice du commandement, ne fût-il que de quelques heures, suspend temporairement l’égalité ; lors donc que nous l’accordons à un égal, il nous semble que nous lui créons sur nous un privilège dont s’irrite la malignité naturelle de notre jalousie, tandis que nous n’éprouvons aucun sentiment de ce genre lorsque le pouvoir est exercé par celui qui se réclame d’un autre droit que nous. Je sais bien qu’on peut me citer l’exemple contraire des États-Unis ; mais les États-Unis sont une société neuve et non renouvelée, dont l’origine est démocratique et où, tous les citoyens étant de