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doctrines recevaient la plus révoltante des applications en même temps que le plus concluant des démentis. A la minute peut-être où ce père coupable portait à sa tempe un pistolet pour se dispenser de l’ennui des jours qui lui restaient, Louis de Camors, pour tromper de son côté l’ennui de sa jeune oisiveté, glissait froidement le déshonneur chez Mme Lescande, la femme de son ami d’enfance. Cette séduction vulgaire qui ne mérite même pas le nom de surprise des sens, le pardieu cruel qui sert de réponse à l’interrogatoire de la jeune femme confuse, l’apostrophe franche, impitoyable, éloquente, qui accompagne cette réponse, ont soulevé bien des critiques, — quelques-unes naïves, d’autres subtiles, toutes fort injustes; ce fameux pardieu est pour nous, dans ses trois syllabes si souvent employées d’une façon banale, la preuve la plus certaine de génie dramatique que M. Feuillet ait donnée. En une interjection plus rapide qu’un éclair, un caractère très difficile à comprendre et à expliquer est posé, vu, pénétré; après ce pardieu si synthétique, qui dit tant de choses, on connaît le personnage sans qu’il ait besoin de s’expliquer davantage, âme, cœur, intelligence, éducation, habitudes; on devine d’où il part, on conjecture où il ira. Je ne sais pas pour ma part de personnage posé d’une manière aussi rapide et par un coup de main plus adroit. Ce pardieu est déjà et mérite de rester célèbre dans la littérature contemporaine.

L’expiation originale, mais témoignage d’une âme noble en dépit de son excentricité, qu’invente M. de Camors pour se punir du lâche outrage qu’il a infligé à son ami Lescande a eu l’honneur de soulever l’incrédulité de plusieurs critiques dont le jugement est fait pour être tenu en très sérieuse estime. Ces critiques se sont demandé deux choses : la première, s’il était vrai qu’en l’an 1867 il existât encore des gentilshommes, et dans le cas où il en existerait encore, s’ils avaient le pouvoir que leur attribue M. Feuillet ; la seconde, s’il serait possible de trouver dans le peuple issu de la révolution française un chiffonnier capable de la très innocente, mais très malpropre action commise par le nocturne industriel que M. de Camors charge de venger la morale sur sa propre personne. Je dois avouer, — peut-être, il est vrai, par suite de mon peu d’expérience de la société contemporaine, — que je tiens pour vrai l’un et l’autre fait. Je crois que les gentilshommes existent en l’an 1867 tout aussi certainement qu’en l’an 1767, avec un pouvoir moins extérieur, moins nominal, moins bruyant, mais tout aussi certain. Comment d’ailleurs n’existeraient-ils pas? Est-ce parce que la société est devenue démocratique? mais il est un fait qu’ont pu remarquer dans l’histoire tous ceux qui aiment à y chercher comment les forces sociales se conservent et se détruisent, c’est que lorsque