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nombreux automnes et de son double veuvage! Quelle touchante tendresse elle laisse voir pour son fils Carruthers, cet insouciant, ce brillant officier aux gardes ! — Voilà, vous dites-vous, une personne faite pour répandre le bonheur autour d’elle et certes bien digne d*être heureuse à son tour... Aussi le serait-elle à coup sûr sans les ennuis du chaperonage. — Eh quoi! vous écriez-vous, elle a donc une fille à marier? — Pas le moins du monde. Carruthers est fils unique ; mais sa pauvre mère, dont le principal défaut est de n’avoir jamais su résister à une obsession quelconque, — avec sa haute position, ses relations nombreuses, l’assiette que lui donnent dans le monde et sa noble origine et son double hyménée avec un baronet d’abord, puis avec un pair du royaume, — sa pauvre mère est le point de mire de toute sœur, cousine, amie, qui veut produire aux regards de l’aristocratie mariable une jeune personne en quête de mari. Vingt fois, à ma connaissance, excédée du rôle qu’on lui fait par ces indiscrètes sollicitations, lady M... s’est juré de n’y plus céder. — Ah ! me disait-elle un jour au déjeuner de noces d’une de ses protégées, si jamais on m’y reprend, à présent que j’ai placé Leïla!... — Mais elle s’engageait ainsi à des rigueurs que sa malléable nature ne comportait point, et depuis lors un nombre indéterminé de vierges timides ont débuté sous les auspices de ce chaperon modèle. Et voyez l’ingratitude humaine! qu’a-t-elle gagné à se démentir ainsi, à s’imposer les tracas, les fatigues matérielles et morales de ce patronage féminin? Quelques froids remercîmens, quelques caresses en l’air quand la partie se gagnait, d’amers reproches, une sourde rancune, quand elle n’avait pas réussi, et, parmi les indifférens qui assistaient de sang-froid à ces tournois réitérés, un odieux surnom donné par quelque membre du Jockey-Club à cette vraiment aimable et charitable personne. On l’avait baptisée lady Tattersall[1], et son salon, dans l’argot spécial de notre insolente jeunesse, était appelé « le manège, » absolument comme l’enceinte où les jeunes pouliches de l’année viennent parader et caracoler sous le regard de leurs futurs acquéreurs, les habitués du marché de Grosvenor-place. — Quelle grossièreté, quel oubli de tout respect, quelle vulgarité de langage !

Ce n’est pas tout. Avec d’autres formes et un vocabulaire tout différent, certaines douairières, plus inaccessibles que la bonne lady M... et moins compatissantes pour les anxiétés maternelles, se croyaient en droit de lui infliger leurs regards dédaigneux, leurs

  1. Tattersall était un groom du duc de Kingston, qui, après s’être enrichi par l’acquisition du célèbre coureur Highflyer, fonda un marché aux chevaux, lequel a gardé son nom. A cet établissement tient une espèce de club où se réunissent, depuis le lord jusqu’au tavernier, les amateurs d’hippiatrique.