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Allemands ou Anglais, les derniers venus en Europe de la race aryenne, paraissent avoir conservé le goût du déplacement, et ils poursuivent jusqu’en Amérique leur grande migration vers l’ouest, commencée il y a quatre ou cinq mille ans. En France, ceux qui feraient de bons colons ne veulent point partir, et ceux qui partent en font de très mauvais[1]. Faut-il s’en plaindre ? Non, car les provinces encore à coloniser ne manquent pas sans sortir des frontières du territoire actuel. Quand l’augmentation de la population est si rapide qu’elle tend à dépasser les moyens de subsistance, comme en Angleterre, c’est un bonheur que chaque année quelque essaim quitte la ruche trop pleine, et aille féconder un nouveau coin du globe ; mais quand le nombre des habitans n’augmente presque pas, et qu’une partie du sol de la patrie peut être amenée facilement à doubler ses produits, pourquoi lui enlever des bras et des capitaux qui lui sont si nécessaires ?

A Valparaiso, au Chili, le commandant de la Novara apprit que la guerre venait d’éclater entre l’Autriche et la France, et il se hâta de regagner sa patrie menacée. M. von Scherzer revint par l’isthme de Panama, en visitant les républiques espagnoles de la côte du Pacifique. Nous n’insisterons pas sur le triste tableau qu’il en trace ; il est assez connu. La guerre civile y règne presque en permanence. Le télégraphe nous apprend en ce moment même qu’elle vient d’y éclater de nouveau. Chez les citoyens, le goût du travail, de l’épargne, des entreprises fructueuses, manque complètement. Les gouvernans ne pensent qu’à utiliser leur passage au pouvoir. La richesse et la population sont stationnaires ou décroissent. Le pays était mieux cultivé et beaucoup plus prospère au temps des Incas. L’Espagne et la théocratie lui ont ôté la capacité de vivre libre. Sous le joug de plomb de la mère-patrie et de l’église, il n’avançait pas ; depuis l’indépendance, il décline. Le Pérou tire encore quelques revenus des déjections que les oiseaux ont déposées sur trois rochers du Pacifique que la pluie ne vient jamais délaver ; mais quand les îles à guano seront épuisées[2], l’état sera aussi misérable que les habitans. Le Chili seul fait exception. D’ordinaire l’ordre y règne et les lois sont obéies.

  1. Au Canada, la population française prospère et se multiplie. C’est qu’elle est devenue agricole et qu’elle est gouvernée d’après les procédés anglais. Elle résiste assez bien, on le voit, au double fléau du parlementarisme et de la liberté.
  2. L’épuisement du guano des îles Chinchas est une question de grande importance pour les pays dont l’agriculture fait un large emploi de ce puissant engrais, comme l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique. Les trois îles n’ont pas 2,000 hectares d’étendue. Il ne reste plus environ que 6 millions de tonnes de guano, et comme l’exportation s’élève à 400,000 tonnes par an, dans vingt ans, c’est-à-dire en 1888, tout sera épuisé. L’exportation s’est élevée en 1865 à 426,427 tonnes, valant 66 millions de francs. C’est le fixa. clair des revenus du Pérou, qui les emploie à exterminer le plus de Péruviens possible.