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riosité, soutient l’intérêt et mène au but. Comment les peuples doivent-ils se conduire pour que l’aisance devienne générale, en d’autres termes quelles sont les causes de la richesse des nations ? Voilà le problème que l’économie politique cherche à résoudre. Croit-on qu’il le sera quand on aura obtenu la non-intervention du gouvernement dans le domaine de la production, la liberté du commerce international et le laissez-faire, le laissez-passer universel ? Aucunement ; le progrès économique tient à des causes beaucoup plus profondes. Il dépend des influences de la religion, des mœurs, des institutions politiques, des traditions, des croyances morales et philosophiques. Pour qu’un homme se mette à courir, il ne suffit pas de le débarrasser de toute entrave, il faut encore qu’il en ait la force. Il en est de même pour les peuples. S’ils n’ont pas les aptitudes qui rendent le travail productif, ce ne sont pas de pures réformes économiques qui les leur donneront ; il leur faudra une régénération morale et intellectuelle. La Turquie n’a jamais été arrêtée dans son essor par les barrières du système protecteur ; d’où vient qu’elle décline et que déjà on se dispute sa succession, comme si sa chute était inévitable et prochaine ? Dans les républiques espagnoles de l’Amérique du Sud, l’état ne décourage pas par son ingérence l’initiative individuelle ; d’où vient que celle-ci est nulle et que les populations sont misérables dans les plus riches contrées du monde ? C’est pour éclairer de semblables questions qu’il est si utile de bien connaître la situation économique et morale des différens peuples. Malheureusement les sources d’informations sont encore très rares, car en général les voyageurs s’occupent peu d’économie politique, et les économistes ne font guère de lointains voyages.

Il est difficile aussi d’obtenir en cette matière délicate des jugemens exacts et des appréciations impartiales. Pour les faits de l’ordre physique, il n’est pas probable que l’observateur soit aveuglé par ses passions ou ses croyances, car ces faits n’y touchent pas directement. Dans les sciences morales et politiques il n’en est pas de même. Il s’agit là de ce qui émeut notre cœur. Les questions qui s’agitent ont le privilège de passionner les hommes, parce qu’elles portent sur leurs croyances en fait de politique, de morale, de religion. Le jugement de l’observateur sera donc faussé à son insu par ses opinions, dont il ne peut secouer l’influence. Il verra ce qui les confirme ; ce qui les contredit lui échappera. De là vient que les voyageurs, qui s’accordent d’ordinaire lorsqu’ils décrivent les caractères physiques des pays étrangers, sont si souvent en désaccord quand ils nous parlent de leur état moral. Par exemple, quel est sous ce rapport la situation des États-Unis ? Les uns en font une peinture effroyable : dans l’administration, ce ne sont que dilapidations