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et très-digne, mais qui ne porte et ne peut pas porter son nom, le cœur lui manque, la plume lui tombe des mains. Ce mot interrompu résume tout le procès, monsieur le président. Il nous montre la faiblesse, l’égoïsme et l’ingratitude du père, et l’imprudence désormais irréparable de la fille. Mme de Montbriand a donné, donné tout son bien, sans condition, à un homme qui n’avait pas mérité et qui n’a pas reconnu ce sacrifice. Elle a dilapidé noblement, héroïquement sa dot et son douaire. Que vient-elle réclamer aujourd’hui ? Sa légitime ? Elle l’a reçue en mariage. Une créance ? On n’est pas créancier lorsqu’on est donateur !

M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec une stupéfaction croissante. Quand l’orateur s’arrêta pour reprendre haleine, il lui dit :

« Eh ! mon enfant, où courez-vous ? Vous voilà maintenant plus royaliste que le roi. O jeunesse ! D’un extrême à l’autre, en un seul bond ! L’arrêt n’est pas aussi mal fondé que vous dites ; si je l’ai rédigé sans enthousiasme, je ne suis cependant pas homme à le déchirer sans discussion. Rappelez-vous mon premier mot quand vous m’avez parlé de cette affaire : litige épineux, vous ai-je dit. En effet, le pour et le contre me semblaient presque également soutenables, et je voyais la cour à peu près partagée, sauf une légère tendance à confirmer le jugement. Vous vous êtes jeté tout entier dans la balance, à corps perdu, et je sais que depuis huit jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous n’avez pourtant pas convaincu tout le monde, et cette opinion qui vient d’éclore dans votre esprit a toujours conservé des adhérents. S’ils ne sont pas en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous n’êtes pas devenu subitement l’ennemi de cette belle cliente. Laissez-nous faire, pratiquez la maxime des plus illustres sages de l’antiquité : contiens-toi et abstiens-toi !

— Ai-je le droit de m’abstenir ? S’il est vrai, comme vous le croyez, que ma parole ait fait pencher la balance, je suis la cause déterminante de l’arrêt ; la vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c’est sous de tels auspices, monsieur, que je ferais mon pas dans la magistrature !

— Mais quand on vous dit que l’affaire a deux faces !

— Et si je n’en vois plus qu’une 1 Et si, juste au moment où la cause m’apparaît sous son mauvais côté, je suis appelé à me prononcer publiquement, non plus en mon nom personnel, mais au nom de la société, au nom de la loi et des principes de l’éternelle justice ?

— Parlez-vous sérieusement ? Seriez-vous homme à vous élever contre vous-même et à ruiner l’effet de votre plaidoirie ?

— Pourquoi pas ? Les entraînements de l’avocat passionné sont