Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son doute méthodique est emprunté aux sceptiques. En raisonnant de la même manière, je me fais fort de prouver que Hegel n’a aucune originalité, car il n’a fait qu’unir la méthode de Fichte à la doctrine de Schelling, — que Schelling n’a aucune originalité, car il n’a fait que reproduire Spinoza avec plus d’imagination et moins de rigueur, — que Spinoza n’en a pas davantage, car il n’a fait que combiner la méthode cartésienne avec le fond de l’alexandrinisme de Plotin. Or Descartes, suivant M. Ritter, n’est nullement original, et Plotin de son côté ne l’est pas non plus, car il doit tout à Platon.

On voit qu’en employant ce procédé de raisonnement il n’y aurait pas dans le monde un seul philosophe original, excepté peut-être le premier de tous, je veux dire Thalès de Milet. Encore celui-ci, selon M. Edouard Rôthe, aurait-il emprunté les élémens de la philosophie aux prêtres égyptiens, de sorte qu’il nous faudrait encore recommencer notre course en arrière, et avec l’école traditionnaliste remonter jusqu’au premier homme pour lui attribuer la science infuse. La science humaine ne serait plus qu’une répétition monotone d’une révélation première. Bien entendu, M. Henri Ritter n’appartient point à cette école et n’avouerait pas de telles conséquences; mais il n’est pas moins vrai que la méthode de dénigrement qu’il emploie à l’égard de Descartes peut être appliquée aisément à quelque philosophe que ce soit. Ce n’est donc pas tel philosophe en particulier, c’est la philosophie elle-même que l’on compromet et que l’on expose au mépris des ignorans par cet esprit de critique excessif et peu éclairé. J’appliquerais volontiers à la philosophie un mot célèbre de Pascal : « à mesure que l’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus de philosophes originaux. » Le choix que chacun de nous fait d’ordinaire entre les grands esprits, n’estimant guère que ceux avec lesquels nous sympathisons, est presque toujours l’effet d’un jugement superficiel et étroit, En y regardant de plus près, nous voyons que les pensées d’un homme ne sont jamais absolument semblables aux pensées d’un autre. Ces petites différences qui séparent les individus médiocres les uns des autres deviennent chez les hommes de génie des différences notables et saillantes : encore faut-il de bons yeux pour les voir et des yeux non prévenus.

Pour en revenir au génie de Descartes, ce qui est vraiment saisissant dans son entreprise philosophique, c’est la résolution hardie et sans exemple qu’il a prise et exécutée de tout recommencer et de reprendre la philosophie par sa base, en reconstruisant sur un sol nouveau, suivant l’expression de Hegel. Ainsi on peut dire que la philosophie a commencé deux fois dans notre Occident : une première fois en Grèce avec Thalès de Milet, qui ne se