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de son caractère, le goût des disparitions mystérieuses. A plusieurs reprises on le voit tout à coup s’échapper du milieu du monde, qu’il aimait beaucoup, s’évanouir, cacher sa retraite à tous ses amis, et se plaire à demeurer à la fois invisible et présent en ne communiquant avec le monde extérieur que par le moyen d’un correspondant privilégié. C’est à dix-huit ans qu’a lieu sa première disparition de ce genre. Arrivé à Paris en 1613, suivi d’un domestique, à l’âge de dix-sept ans, il commença par se livrer à la société des jeunes gens de son âge, à goûter les plaisirs de la jeunesse, surtout le plaisir du jeu, préférant toutefois les jeux de calcul aux jeux de hasard, parce qu’ils donnaient plus à faire à l’activité de son esprit. Après quelques mois employés dans ces distractions un peu frivoles, le goût du travail le saisit; il disparaît, ses jeunes amis le cherchent en vain. Il se retire dans une maison écartée du faubourg Saint-Germain[1], s’y enferme avec un ou deux domestiques, et reste ainsi deux années caché à tous les yeux et échappant à toutes les recherches de ses compagnons de plaisir. Ce ne fut qu’au mois de décembre 1616 qu’il fut rencontré par l’un d’eux, qui le ramena à ses sociétés habituelles. Plus tard, en 1628, il habitait la maison d’un de ses amis, M. Levasseur d’Etioles, où sa réputation déjà grande attirait beaucoup de monde[2]. Fatigué des dissipations que cette société lui occasionnait, il s’échappe et disparait encore une fois, sans que M. Levasseur pût savoir ce qu’il était devenu; celui-ci cependant, au bout de six semaines, ayant rencontré par hasard son domestique dans la rue, est conduit par lui au logis de Descartes, reprend possession de son hôte, et le ramène à Mme Levasseur, à qui Descartes en galant homme fit toute sorte de satisfactions. On voit du reste par là qu’il était d’un caractère facile à vivre, et que, s’il s’échappait aisément, il se laissait ramener de même. Enfin, ce goût de retraite devenant de plus en plus impérieux, il s’échappa encore, cette fois définitivement, non-seulement du cercle de ses amis, non-seulement de Paris, mais de la France. En 1629, il s’exile volontairement en Hollande, cachant sa rési-

  1. Il ne paraît pas que Descartes soit resté exclusivement à Paris pendant ces deux années, car un document récemment découvert nous apprend qu’il a été reçu licencié en droit en l’année 1616 à Poitiers. (Voir la Revue de l’Aunis, de la Saintonge et du Poitou, février 1867.)
  2. Cette petite société, dont Descartes était le centre, est devenue plus tard le noyau de l’Académie des Sciences. Après la mort de M. Levasseur et après la disparition de Descartes en Hollande, les membres de cette société continuèrent à se réunir chez l’un d’entre eux, M. du Montmart, et l’on sait que c’est cette dernière réunion qui, par les soins de Colbert, est devenue notre Académie des Sciences. Le nom de Descartes se trouve donc lié à l’origine de cette Académie comme celui de Bacon à l’origine de la Société royale de Londres.