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Comme homme, il a connu de près les choses réelles; comme philosophe, il s’est renfermé systématiquement dans la région de l’esprit pur.

Que dans sa philosophie spéculative Descartes n’ait rien laissé pénétrer de ce que l’expérience de la vie avait pu lui apprendre, on peut encore se l’expliquer; mais il semble que cette expérience aurait dû porter ses fruits d’une manière quelconque, et se manifester quelque part. C’est ce qu’on ne voit pas dans ses écrits. On s’attendrait à y rencontrer une mine de réflexions et de pensées sur les caractères, les mœurs, les opinions, sur les différens peuples, les diverses classes de la société, en un mot sur le cœur humain. C’est ce qu’on rencontre dans d’autres philosophes mêlés, comme l’a été Descartes, au monde et aux hommes. Je citerai par exemple Aristote et Bacon. Le premier, précepteur d’Alexandre et ayant vécu longtemps à la cour de Philippe, a pu et a dû y acquérir l’expérience de la vie. Aussi cette expérience se manifeste-t-elle d’une manière éclatante dans ses écrits. Sa Politique est une merveille de sens pratique en même temps que de génie scientifique; il réunit le génie de Machiavel au génie de Montesquieu, et les procédés de la politique empirique lui sont aussi familiers que les lois générales de la société. Il en est de même de sa Morale ; ce n’est pas seulement un admirable traité théorique, c’est encore une mine inépuisable d’observations pénétrantes et profondes sur le cœur humain. On pourrait en extraire un ouvrage sur les caractères bien plus beau que celui de Théophraste. Dans sa Rhétorique, la théorie des passions, la peinture des différens âges si souvent reproduites par la poésie, attestent également le moraliste auquel n’a pas manqué, quoi qu’en dise Bacon, le suc de l’expérience et de la réalité. Ce dernier philosophe, lui aussi, avait vu de près les choses de la vie réelle. Les Essais de morale et de politique sont le témoignage de cette vivante expérience. Ils nous enseignent l’art de la vie sans excès de scrupules, et comme pourrait le faire un homme du monde versé dans les mystères de ce que l’on appelle la sagesse pratique.

Rien de semblable dans les écrits de Descartes. Il a vu tous les peuples de l’Europe, et cependant jamais un seul trait de lui sur leurs divers caractères et sur leurs mœurs, bien plus différentes alors qu’aujourd’hui. Même ce bon peuple hollandais, auquel il a demandé la sécurité et la liberté, il n’a pas cherché à nous le peindre, ou, s’il en parle, c’est pour nous dire que les habitans d’Amsterdam ne le troublent pas plus dans ses méditations que ne feraient les arbres d’une forêt. Il a vu les cours et les armées, il a étudié les hommes de toutes les conditions et dans toutes les classes