Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa femme étaient présents ; ce fut pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant compte de la séance à sa maîtresse, les comparait à deux écrevisses dans l’eau qui chauffe. Non-seulement ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils connurent à des signes certains que l’assemblée, vassaux compris, les tenait en médiocre estime.

Mainfroi remplit la première audience à lui seul. Jamais il n’avait parlé si longtemps, avec cette abondance et cette ampleur. Les fanatiques de son talent se disaient à l’oreille : « C’est bien lui, et pourtant c’est un autre homme ; Démosthène tourne au Cicéron ; le courant de son éloquence s’enfle et déborde ; c’est un ruisseau qui devient fleuve. » Les célébrités de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui sont de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément épris d’un certain crû, mais d’autant plus aptes à préférer le vin des bonnes années. Personne ne douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un miracle de l’amour ; les quelques sceptiques qui niaient sa passion pour Mme de Montbriand durent se rendre à l’évidence. L’auditoire ne lui sut pas mauvais gré de cette concession aux faiblesses humaines ; on lui avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, et certaine rigidité métallique a qui rappelait un peu trop le style impassible de la loi. La foule prit plaisir à s’échauffer avec lui ; la sympathie publique éclata plus de vingt fois en applaudissements que les audienciers réprimèrent par habitude, mais sans. conviction et sans autorité. Le président, ému lui-même jusqu’aux larmes, oubliait de réclamer le silence.

Au sortir de l’audience, Mainfroi s’enfuit au grand trot de ses chevaux ; il était temps : les braves gens de Vaulignon et des Laux le cherchaient pour le porter en triomphe. Il courut chez Mme de Montbriand et lui dit : « Ma belle cousine, voulez-vous me donner à dîner ? Ou je me trompe fort, ou je vous apporte le pain. »

Le lendemain, même affluence au palais. L’avocat du marquis Gérard parla longtemps et parla bien, sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses conclusions pour la forme, mais en homme qui serait content de s’en voir adjuger le demi-quart. Mainfroi répliqua en peu de mots, la duplique de l’adversaire fut traînante et mal écoutée. L’intérêt se portait de plus en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On savait qu’il s’était montré favorable au fils Vaulignon ; on ne supposait pas que l’éloquence de Mainfroi eût glissé sur ses préventions sans les entamer ; on le savait honnête et consciencieux, mais d’une impartialité qui frisait parfois l’irrésolution.

À quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert déclara qu’attendu l’heure avancée et l’importance de l’affaire, il demandait remise à huitaine pour les conclusions du ministère public. Le président leva la séance, et la foule s’écoula en murmurant un peu.