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en plus prédestiné aux hautes fonctions de la magistrature, n’irait jamais s’enterrer à Vaulignon ; il resterait en ville, et il y resterait très— riche, marié à une jeune femme, en position de recevoir souvent et bien. Cette maison, qui joindrait l’utile à l’agréable, serait peut-être difficile à forcer l’an prochain ; pour l’instant, elle était ouverte à quiconque saurait prendre date et devancer la victoire. Il n’y avait pas à lanterner, si l’on voulait plaindre Mme de Montbriand en temps utile ; aussi la foule envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la veuve s’était morfondue à loisir. « Çà, madame, disait Polyxénie, avec une pointe d’humeur villageoise, il parait que nous sommes devenues bien aimables depuis que le procès est à moitié gagné ? » Marguerite, qui n’avait jamais su faire ni écouter un mensonge, éprouvait mille démangeaisons de rompre en visière à ces amis du bon moment ; il fallut toute l’éloquence de Mainfroi pour dompter son honnête orgueil et l’amener à rendre une visite sur dix. Les maisons qu’elle honora de sa présence se transformèrent en foyers de propagande, en bureaux d’enrôlement, et comme l’avocat les avait choisies une à une avec son tact infaillible, l’élite de la ville fut bientôt rangée sous les bannières de Mme de Montbriand.

L’affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier ; les plaidoiries, les répliques, les conclusions du procureur général et le prononcé de l’arrêt devaient prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi matin, à neuf heures, l’avoué Picardat força la porte de sa cliente et vint lui dire que Bénaud, l’avoué des Vaulignon, offrait six cent mille francs sur table. Marguerite répondit : « Je n’en demandais pas autant et c’est plus d’argent qu’il ne m’en faut pour vivre selon mes goûts ; mais si je transigeais une heure avant l’audience, j’aurais l’air de mettre en doute le succès de M. Mainfroi. L’affaire suivra son cours. »

Ce n’était ni l’amour de la paix ni la peur du scandale qui avait conseillé un si grand sacrifice à la marquise Augusta de Vaulignon. Elle jetait une partie de sa cargaison parce qu’elle voyait le navire à la côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, on avait fait des paris de proportion à neuf et dix contre un.

Les débats s’ouvrirent au milieu d’un silence avide. Le prétoire était gorgé de monde comme aux plus grandes fêtes de la Cour d’assises. On y remarquait la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie de la ville et la noblesse des environs, les officiers généraux de la garnison, les femmes du monde, cent cinquante ou deux cents amateurs d’éloquence judiciaire, députés par les doctes cités de Vienne, d’Aix et de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon et des Trois-Laux, qui ne paraissait pas tenir la balance égale entre la bonne demoiselle et l’étrangère. Le marquis Gérard et