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jamais. Le grand sceptique ne rencontre qu’incrédulité, et il est forcé de se tuer pour donner une garantie à sa parole.

Ce dénoûment, qui remplit tout le quatrième acte, est violent, amené par un laborieux enchaînement de circonstances bizarres, gâté par l’apparition prolongée d’un personnage qui touche de trop près au grotesque. Plus rapide, mieux dégagé, il eût pu être d’un effet dramatique et sortir assez naturellement de la situation. Telle qu’elle est, la pièce renferme des scènes heureuses, des caractères bien conçus et sympathiques, comme celui de Blanche d’Aspremont par exemple, une figure gracieuse et poétique qui rappelle à plus d’un égard Edmée du roman de Mauprat. A deux ou trois reprises j’ai craint de la voir, elle et son compagnon d’enfance, Pierre Froment, le peintre, en danger prochain de tomber dans la tirade déclamatoire; ils approchent de recueil sans y donner. C’est, à tout prendre, une comédie qui respire quelque chose de fortifiant et de sain. Cette défiance réciproque est un mal qui, lorsqu’il se généralise, en comprend et en décèle bien d’autres, le relâchement de tous les liens, l’ardent conflit des convoitises, l’âpreté à la poursuite de la fortune, l’oubli des préoccupations désintéressées, l’abus des distractions qui absorbent les peuples asservis. Le scepticisme pratique n’est pas plus que le scepticisme spéculatif une condition naturelle; il fait violence à tous les instincts qui portent l’homme à croire et à se confier. Il est l’inévitable réaction d’un certain état social, et il y avait lieu de faire voir comment il s’engendre sous de funestes influences dans les âmes, condamnant les plus nobles aux tortures d’un sombre ennui, livrant les faibles à l’énervement des plaisirs vulgaires et des sottes vanités. M. Mallefille ne manque pas de quelques-unes des qualités qui étaient requises pour aborder une tâche de cette espèce. Sa langue, dépourvue de souplesse, mais non pas de force, mordante, riche de mots marqués au balancier, eût pu servir d’organe à des caractères amers et vigoureux. Son talent, où l’on sent l’effort, n’est pas incapable d’une étude approfondie. Ce n’était pas assez; peut-être fallait-il, à qui eût voulu tenter l’entreprise, une portée d’esprit plus qu’ordinaire, une plus grande force d’analyse philosophique, une observation plus directe et plus large. Sa comédie atteste assurément des mérites de plus d’un genre; mais il y a dans sa pensée des défaillances, dans ses combinaisons des maladresses, dans son style des aspérités que l’art des acteurs auxquels l’interprétation de la pièce était confiée n’était pas fait pour dissimuler,


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.