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eût pu aisément lui épargner, aura sans doute assez de raison et assez de cœur pour rétablir son droit au libre gouvernement d’elle-même, saura tirer profit d’expériences qui ont été aussi instructives que douloureuses, et ne voudra plus abandonner aux inspirations solitaires et secrètes des politiques personnelles les résolutions décisives d’où dépendront ses destinées.

Le doute qui plane sur la discussion de la nouvelle loi de l’armée est, pour la France et aussi pour l’Europe, de savoir si nos institutions politiques font la part assez large à la pensée et à la volonté nationales pour pouvoir contenir les ambitions et les écarts d’une force militaire ainsi agrandie. Les circonstances mêmes qui ont porté notre vigilance et notre sollicitude sur la situation de l’armée française ont été précisément l’effet d’une politique gouvernementale à laquelle il a été permis de suivre ses desseins en dehors des aspirations et du contrôle de l’opinion publique. Tout le monde sait aujourd’hui qu’avant que le déchirement de l’ancienne confédération germanique s’accomplît, la France était maîtresse de la paix et de la guerre. Personne n’ignore plus que c’est la politique française qui a donné à la Prusse l’alliance italienne au commencement de 1866, et que la cour de Berlin, sans cette alliance, sur laquelle déteignait si visiblement le concours moral de la France, n’aurait point osé entreprendre la lutte contre l’Autriche. Si, pouvant le prévenir, on a laissé éclater un conflit si grave dans l’espoir d’y trouver des occasions faciles d’exercer une intervention profitable, jamais l’opinion publique française franchement consultée n’eût autorisé un pareil calcul. Le sentiment moral de la France fut profondément affecté alors de voir que l’on s’abstînt systématiquement d’user de notre influence pour prévenir la guerre. Les événemens s’accomplirent avec une rapidité et une puissance de nécessité imprévues. On fut en présence d’une déception douloureuse et d’une révélation redoutable pour la France. On était témoin des effets prodigieux de l’organisation militaire prussienne. On regarda avec sollicitude à notre armée, on découvrit, comme au sortir d’un rêve, que nous n’avions plus une armée égale à la situation de la France. L’échec passif auquel nous avait condamnés l’erreur d’une politique qui n’avait pas été assainie et fortifiée par la sympathie publique ouvrit tous les yeux, et délia toutes les paroles sur l’état de notre organisation militaire. Des voix autorisées en signalèrent les lacunes et les malheureuses tendances qu’y avait développées la loi de 1855. Ce sont les fautes d’un système politique peu conforme à la sécurité des sociétés modernes qui nous ont dévoilé la nécessité de remanier nos institutions militaires. La France est appelée aujourd’hui à corriger et à développer sa force offensive et défensive. Est-ce le moment pour elle de négliger de prendre les précautions politiques qui seules peuvent prévenir le retour des fautes qu’elle est obligée de réparer ?