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et la plus menacée. Pendant vingt ans, sa vie ne fut qu’une longue stratégie, un tissu de laborieux et futiles artifices pour déjouer toutes les rivalités et tous les complots. La difficulté était dans le roi d’abord et dans le monde qui entourait le roi, dans cette cour pleine de passions et d’intrigues. Étrange problème que celui de fixer et de retenir ce roi efféminé de bonne heure par la tutelle sénile du cardinal de Fleury, accoutumé à l’indolence et aux cachotteries, qui semblait échapper à toute prise et dont Mme de Tencin disait : « Ce qui se passe dans son royaume paraît ne pas le regarder! Il n’est affecté de rien. Dans le conseil il est d’une indifférence absolue. Il souscrit à tout ce qui lui est présenté. En vérité il y a de quoi se désespérer d’avoir affaire à un tel homme. On voit que dans une chose quelconque son goût apathique le porte du côté où il y a le moins d’embarras, dût-il être le plus mauvais. » D’Argenson, de son côté, a laissé de Louis XV un portrait qui le montre dans son naturel un peu confus et difficile à saisir : « Voulez-vous des détails de ce caractère?... Des contrastes partout,... des talens perdus, un bon goût qu’on ne peut fixer, de l’exactitude dans les petites choses, l’inconstance et le manque de plans dans les grands objets... L’esprit de jeu avec l’imprudence dans les affaires; diseur de bons mots et de bêtises, de la mémoire sans souvenir, patience et colère, promptitude et bonté, habitude et inconstance, mystère et indiscrétion, avidité de plaisirs nouveaux, dégoût et ennui, sensibilité du moment, apathie générale et absolue qui lui succède, désespoir de la perte d’une maîtresse, infidélité qui l’outrage, des favoris sans amitié, de l’estime sans confiance; bon maître sans humanité... »

Ce qui en résulte de plus clair, c’est que c’était un roi capable de tout et de rien. Quelques traits essentiels se détachent à travers tous les contrastes, le penchant à l’ennui, le dégoût des embarras, l’égoïsme, la mobilité froide, la puissance de l’habitude sur une nature apathique, et Mme de Mirepoix avait bien quelque raison lorsqu’elle disait à Mme de Pompadour : « C’est votre escalier que le roi aime, il est habitué aie monter et à le descendre; mais s’il trouvait une autre femme à qui il parlerait de sa chasse et de ses affaires, cela lui serait égal au bout de trois jours. » Mme de Pompadour le sentait bien, elle aussi; elle comprenait que le grand mal du roi était l’ennui, que, pour garder sur lui son empire, il fallait l’amuser, l’enchaîner, l’étourdir, et ce fut là ce qui donna l’idée des spectacles des petits cabinets, de ce petit théâtre mystérieux arrangé dans une galerie du palais de Versailles. Les spectateurs peu nombreux, — ils n’étaient jamais plus de quarante, — étaient choisis comme les acteurs, et ces acteurs étaient Mme de Pompadour elle-même, Mme de Brancas, Mme de Marchais, le duc de Nivernais, le duc d’Ayen. On jouait la comédie ou l’opéra, l’Enfant prodigue de Voltaire ou les Surprises de l’amour de Rameau, Acis et Galatée, le Mariage fait et rompu