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n’avais besoin de rien, et puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, mon frère ayant déjà les Trois-Laux ; or, Vaulignon est une fortune. Quant à mon père, il était bien malheureux, bien humilié de nos positions respectives, et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. Il s’accusait de m’avoir méconnue ; il s’emportait contre le fils ingrat, avare et lâche, qui lui tournait le dos dans un pareil moment ; il se reprochait à haute voix des préférences que je n’avais jamais remarquées ; souvent, en ma présence, il s’est juré de mettre ordre à nos affaires en réparant une injustice que j’ignorais. C’était sans doute le testament qu’il voulait annuler, car il me répéta bien des fois en puisant dans mon pauvre tiroir : « Tu ne perdras rien, ma chérie ; j’irai voir Foucou. » Ses idées de restitution étaient si formelles et si bien arrêtées qu’on a trouvé dans ses papiers un codicille dont voici la copie authentique :


« Vaulignon, 2 octobre 186..

« Indignement trahi par un fils que j’avais comblé, et comblé par une fille que j’avais en partie déshéritée, je déchire mon testament du… janvier 185., et moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis de Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite Lescuier de Vaulignon, ma fille chérie, veuve du vicomte de Montbriand, le château, le parc, les terres et généralement tout le domaine de V…


Il n’a pas achevé le mot, mais l’équivoque est impossible. La pièce n’est pas signée à la fin, elle l’est magnifiquement au milieu. Pourquoi, comment mon père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa chambre au lieu de le porter à Grenoble ? Est-ce la maladie du notaire Foucou et la vente de l’étude qui sont venues traverser un si juste projet ? Je l’ignore ; mais, quoique les tribunaux aient déclaré ce codicille nul, j’y constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d’un digne homme.

« Nos relations ont été cordiales jusqu’au bout ; sa préférence pour moi ne s’est pas démentie un seul jour, quoiqu’il eut des agitations, des désespoirs et des colères terribles. Les procès se succédaient sans interruption ; il pleuvait du papier timbré sur le bateau ; mon père allait trois et quatre fois par semaine à la ville, chez l’avoué, chez l’avocat, chez les juges ; il ne chassait presque plus. Pauvre homme ! c’était lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d’en finir avec les affaires et de payer sans discussion, dans l’intérêt de sa santé, t l’argent qu’on lui réclamait : or Non, répondait-il, c’est ton bien que je défends, et j’irai tant que les forces ne me trahiront